Covid-19 : Patville Le Feuilleton | Chapitre 22 | Coup de polish

Patville Le Feuilleton, un journal fiction, écrit par Yves Carchon, en temps de la pandémie du coronavirus Un nouveau chapitre à suivre, tous les vendredis.

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Patville, Journal en temps de coronavirus

Chapitre 22 : Coup de polish

Quand Jeff avait repris la route avec Reno dans son pick-up, il s’était dit que la surprise serait totale pour Cushing et Cooper. Pas que pour eux, d’ailleurs, mais pour tous ces ploucs de Patville qui l’avaient regardé longtemps comme un ovni, parce qu’ils n’avaient pas confiance en lui.

Aux sourires mielleux que certains lui adressaient et aux obséquieux coups de chapeaux que d’autres lui rendaient, Collins avait bien compris que son autorité était contestée et peut-être même moquée. Beaucoup prétendaient qu’il n’avait pas l’étoffe d’un shérif. Ces choses-là lui étaient revenues par la bouche d’Emy qui passait certains après-midis chez les dames patronnesses.

« De vraies cancanières qui n’en finissent pas de calomnier le pauvre monde ! » lui avait-elle dit, en servant une poularde à table. Aide-moi, veux-tu, je vais me brûler ! » Jeff avait dû libérer le dessous-de-plat pour qu’elle pût poser le volumineux fait-tout où la croustillante gallinacée avait rôti. « Tu sais, Jeff ! Pas la peine d’en prendre ombrage ! Ici, à Patville, personne ne trouve vraiment grâce aux yeux de ces pipelettes ! ». « Ah, bon ! Je croyais toutes ces dévotes plus charitables ! » avait remarqué Collins, en piquant de sa fourchette la pauvre poularde.

Par chance, il n’était pas seul car Emy le secondait et lui insufflait courage et détermination. La capture d’un gars comme Reno ne pourrait que redorer son insigne de shérif. Un insigne qu’il n’avait pas donné au gamin de la rivière, comme pourtant il lui avait promis.

Jeff lui avait proposé une tablette de chewing-gum, prétendant que se trouvant lié par un serment prêté sur la Bible, il ne pouvait pas se séparer de son étoile. Le gosse avait dû lâcher l’affaire en bougonnant, vaguement honteux d’avoir lâché Giaco et n’osant le regarder. Reno n’avait fait aucun reproche au gosse, encore moins à ce pauvre Willy qui batifolait entre les arbres. A quoi bon, semblait-il dire, les carottes étaient salement cuites !

En roulant, Jeff pensait à la tête d’Emy, qui serait ravie et soulagée, après ce mois énervant qu’ils avaient passé à se ronger. De l’imaginer rieuse, avec dans les yeux des éclats de joie naïve lui donnait du cœur au ventre.

De temps en temps, il jetait un œil sur Reno, avachi littéralement sur son siège et menotté à l’accoudoir. Il ne semblait pas franchement abattu, ni même effondré, sachant déjà qu’en vue de son procès il pourrait se payer la crème des avocats. Il avait l’air plutôt faraud, avec sa tête de beau gosse et le chewing-gum que, par intermittence, il transformait en bulle d’air qui éclatait. Plutôt tranquille, Reno, muet comme qui dirait, sachant pourquoi on l’avait l’arrêté.

Aussi étrange que cela puisse paraître, il n’avait opposé aucune résistance quand Jeff l’avait surpris assis devant sa hutte. Cueilli au fond des bois, alors qu’il ravaudait un vieux filet de pêche, il n’avait pas cherché à fuir ou même à sortir un couteau dans l’espoir d’échapper à Collins.

Non, au contraire. Assis sur un tronc d’arbre, levant la tête, il avait grimacé un putain de sourire en voyant apparaître Willy et son donneur dans la petite sente menant à ses pénates, suivi de Jeff, le colt en main. Ayant compris que les gamins l’avaient trahi, il avait craché un juteux jet de chique à l’adresse du traître, sachant pertinemment que le pauvre Willy était hors-jeu.

— Tu sais quoi, avait lancé Jeff à Reno en lui passant les pinces, tu as été trop bon avec ces deux mouflets ! Et le petit Judas que tu vois là, à qui tu as pourtant donné des hameçons, t’a vendu pour un simple chewing-gum !

— On n’est toujours trahi que par les siens, avait philosophé Reno.

— Ah, bon ! J’savais pas que tu étais Mormon ? avait plaisanté Jeff, en le poussant sur le chemin. Allez, en route !

Au fond de lui, il était bel et bien estomaqué par le flegme de Reno et par l’allure de grand seigneur qu’il affichait. Tout juste s’il n’avait pas à s’excuser de devoir lui passer les menottes ! Ces gars du Sud étaient terribles. Souvent longs, élancés, au regard assuré, leur nonchalance ne manquait pas de dérouter. Quand ils parlaient, ils traînaient sur les mots, ce qui se traduisait par une musique charmante, d’autant quand ils se décidaient à vous sourire. Quelle femme y aurait résisté ?

Eh bien, Reno, c’était tout ça en mieux, à la puissance dix ! Un séduisant garçon à qui le révérend aurait sans doute donné Bon Dieu sans confessions et autres absolutions. Et quelque part, ça ennuyait Collins de devoir le traiter comme le Rat. Non pas qu’il fût un saint, loin s’en fallait, mais son degré de culpabilité ne pouvait être tenu pour comparable à celui du bagnard assassin. Et pourtant, malgré ses grands airs, il lui fallait payer ! Ça, Collins le savait, quand bien même il eût incliné vers plus de mansuétude à l’égard de ce zig.

En marchant derrière lui, Collins avait noté que Reno progressait à la manière d’un félidé. Il le serrait de près et avait préféré garder son colt pointé sur lui, au cas où il serait tenté de détaler dans les broussailles. Les gosses étaient restés là-bas, aux abords de la hutte, avec sans doute l’espoir de mettre la main sur le matériel de pêche de Reno et peut-être sur l’âne, que Jeff avait pu voir, attaché à un arbre, au moment de son arrivée.  Le chemin lui était apparu plus long, peut-être parce qu’à l’aller il avait bavardé avec les deux gamins.

Ayant retrouvé le pick-up garé sous les ombrages, Jeff avait fait monter Reno en l’arrimant à la portière.

— Désolé, mais j’aimerais pas te perdre en route ! avait-il badiné.

A quoi Reno avait hoché la tête, d’un air très pénétré, comme si tout ça déjà ne le concernait plus. Tout le trajet s’était passé sans qu’ils prononcent un mot.

Arrivé à Patville, Collins avait bouclé Reno tout aussitôt dans une cellule de l’annexe, pas loin de celle du Rat qui, voyant apparaître son dealer préféré, l’avait couvert d’injures et d’autres mots fleuris. Reno lui avait fait un bras d’honneur, avant de demander s’il devrait se farcir ce timbré très longtemps. A quoi Jeff avait répondu : « Patience ! On doit le transférer demain ! ». « J’espère ! Y’a pas moyen de le calmer ? » avait tenté Reno. « Je vais voir ça, » avait conclu Collins.

Comme il ressortait de l’annexe, Jeff avait entendu très nettement les cris de haine du Rat qui se répercutaient entre les murs. Oui, il fallait joindre le Doc pour qu’il lui fasse une piquouze ! Mais d’abord, voir Cushing !

Avant de retrouver Emy, il avait fait un saut à la mairie pour rendre compte, mais Jo Cushing n’était pas là, ayant dû aller voir le vieux Cooper aux Terres Hautes, sans doute pour prendre une énième engueulade et le laisser casser du sucre sur son dos. Normal !

 Cushing était une couille molle et faisait dans son froc dès que les gars des Terres Hautes pétaient trop fort. Elles n’avaient pourtant pas à faire la loi, ces illustres familles, blindées de fric qu’elles soient. « Le fric n’a jamais été une vertu cardinale, que je sache ! » avait-il maugréé à part lui.

La secrétaire de Jo Cushing ayant dit à Collins qu’il ne devait rentrer que vers le soir, Jeff avait balancé : « Dites-lui que j’ai bouclé Reno ! S’il veut plus de détails, qu’il passe me voir à mon bureau ! »

— Je lui dirai, avait promis Gladys.

Jeff avait pu enfin pousser la porte de son bureau, où Emy se faisait un café.

— Tu tombes bien ! Tu en veux un ?

Jeff avait signifié que oui, mais sans ouvrir la bouche. Comme son stetson rejoignait la patère, Emy, du coin de l’œil, l’avait suivi faire son manège, Jeff demeurant aussi muet qu’une carpe et affichant sciemment un visage impassible.

— Eh bien, où en es-tu ? As-tu une piste pour Reno ? s’était impatientée Emy.

Jeff s’était installé, posant les pieds sur son bureau en allongeant les jambes.

— J’ai soif ! Apporte-moi plutôt une bière, qu’il avait dit.

— Non, pas avant que tu me dises !

— J’ai soif, Emy !

— Dis-moi d’abord !

Comme il conservait le silence, elle avait cru comprendre qu’il jubilait intérieurement, sachant qu’il cachait toujours quelque chose quand son sourcil droit se redressait légèrement.

Elle lui avait lancé :

— Ne me dis pas…

Jeff avait largement souri.

— Si, justement ! Je viens de le boucler !

— Tu as…bouclé…Reno ?

— Ben oui !

— Oh, Jeff ! Raconte !

Dans les jours qui avaient suivi, la nouvelle s’était répandue dans Patville comme une traînée de poudre. Elle avait même franchi les confins des Terres Hautes. Le coup de fil du vieux Cooper reçu par Jeff avait été des plus amènes. Patelin même. Le vieux avait tenu à l’inviter. La visite aux Terres Hautes du tombeur de Reno ne pouvait qu’être bienvenue.

Mais pas un seul merci, pas même un brin de considération pour cette capture à laquelle plus personne ne croyait. A commencer par lui. Des gens comme Cooper pensaient sans doute qu’un gars comme Collins était payé par eux pour faire le job, suffisamment pour qu’il eût droit à des égards. Dès lors, tous remerciements qui seraient sortis de leur bouche paraissaient superflus.

Reconnaissant, Cushing l’avait félicité, soulagé qu’il était de n’avoir plus à subir J. Cooper. Et selon Jim, M. O’Hara avait su rendre hommage au travail accompli par Collins. Il était même allé jusqu’à considérer que « ce pays avait besoin de gars comme lui ».

Mais il n’était pas seul à considérer Jeff comme un authentique battant. D’autres comme les Samuel, Mme Holy et le patron du Cactus Bar avaient tenu à lui faire dire, par la bouche de Cushing, combien ils appréciaient une telle remise au pas d’un dealer comme Reno. Des voix qu’on n’entendait jamais lui avaient tressé des louanges et d’autres, connues pour être hostiles au travail qu’il rendait, lui avaient adressé dans la rue d’aimables et très respectueux saluts.

Au temple, durant la messe, le révérend s’était fendu d’une allusion à la capture du grand pécheur qu’était Reno. Quand Mme O’Hara l’avait évoqué au moment du repas, Jim aussitôt en avait parlé à Emy, qui l’avait dit à Jeff qui, lui, en avait ri. « Ça oui, qu’il avait dit. Allan Reno est le plus grand pécheur que je connaisse ! »

Bref, l’étoile de Collins avait reçu un grand coup de polish et elle brillait comme jamais sur sa chemise de shérif. Pas seulement aux yeux d’Emy. Une Emy qu’on avait cuisiné gentiment au sujet de Reno, en espérant qu’elle nous faciliterait l’accès à sa cellule. Mais Jeff avait appris — comment, nous ne le sûmes jamais — qu’Emy avait cru bon de nous ouvrir l’annexe pour nous montrer le Rat, pendant les premiers jours de sa capture.

Collins avait vu rouge. Et après une sérieuse engueulade qui avait fait pleurer copieusement Emy, il s’était arrangé pour être seul détenteur des clés de cette annexe. Voilà qui nous portait un drôle de coup, à nous qui désirions auditionner Reno avant tout le monde.

Nous en serions sans doute restés sur notre faim si Jim, qui ne se démontait jamais, n’avait eu une idée franchement lumineuse. Derrière l’annexe, à l’abri des regards, il avait dégoté des palettes qui, empilées les unes sur les autres, pouvaient donner accès à la cellule de Reno. Du fenestron, tout bardé de barreaux, nous pourrions nous entretenir avec lui.

Ni une, ni deux, nous avions entassé les palettes et les avions escaladées. D’en haut, nous avions une putain de vue plongeante sur l’intérieur de la cellule et avions aperçu Reno, assis sur son châlit. Joues collées aux barreaux, nous l’avions appelé, lui demandant de bien vouloir nous raconter son odyssée.

Ça, ce mot-là, c’est Jim qui l’avait proposé, tout droit sorti du livre offert par M. O’Hara. Un livre où il était question d’un gars qui n’en finissait pas de revenir chez lui. Mais ce mot-là avait bien plu à Allan Reno qui avait vite compris qu’il n’avait pas affaire à des ignares.

— D’accord ! avait-il dit. Mais je voudrais d’abord savoir à qui j’ai l’honneur de parler ! Vous avez bien des noms, ou je me trompe ?

— Moi, je m’appelle Jim.

— Et moi, Lenny !

— Parfait, avait-il ri. Moi, c’est au choix : ou Allan ou Reno !

En voyant nos deux bouilles, il avait dû bien se marrer, Reno, et même se dire qu’avec nous deux il aurait le loisir de largement tuer le temps. Car après tout, qu’aurait-il fait dans cette cellule pendant ces longs après-midis où on venait le voir ?

Il aurait sans nul doute ressassé son passé. Autant le ressasser avec deux drôles, qu’il avait dû se dire. Oui, je crois bien que c’était très exactement ce que s’était dit Reno, en considérant nos deux trognes, nez écrasés sur les barreaux et yeux plus grands que des soucoupes, attendant qu’il veuille bien dérouler les mille et une aventures de sa vie.

Deux jours plus tôt, il avait assisté à l’homérique transfèrement du Rat. Celui-ci avait insulté la terre entière et injurié sérieusement Reno. Il s’était débattu, malgré trois hommes le ceinturant étroitement. Le Doc, venu à la rescousse, lui avait fait une énième piqûre. Du coup, le Rat était tombé comme une chiffe molle et deux des gars l’avaient porté jusqu’au fourgon que le comté avait pris soin d’envoyer à Patville.

Reno avait été grandement soulagé, ayant subi durant deux jours les cris du Rat, mais désormais c’était le grand silence qui lui pesait, en attendant qu’arrive son procès. Et Reno nous avait raconté que le silence le hantait. C’est bien pourquoi il parlait d’abondance.

Pour combler le silence et pour masquer la peur que celui-ci lui inspirait.

— Depuis que je suis môme, qu’il avait ajouté Reno avec un regard sombre.

Ah, vrai, il nous avait vraiment foutu la trouille avec toutes ses histoires d’enfance et de silence ! On avait même pensé que les enfances sont toutes solitaires au fond. Jim m’avait dit qu’on ne finit pas de grandir. Même un gars éclairé comme Mr O’Hara parlait encore de son enfance. C’est dire ! Quant à la solitude, nous n’étions pas à plaindre. Nous étions même bénis de Dieu, comme aurait dit Mme Holy. Et c’était vrai ! Moi, je savais pouvoir compter sur Jim, comme lui pouvait tabler sur moi. A la vie, à la mort, qu’on se lançait en guise d’au revoir en se quittant le soir.

Heureusement, chassant les ombres du passé, Reno était parti à dévider sa fabuleuse pelote de souvenirs. Et ça, ça valait bien tout l’or du monde !

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Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

 

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