Covid-19 : Le Feuilleton | Chapitre 5 | Le bagne d’Oraculo

Journal en temps de coronavirus: Le Feuilleton, un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. Retrouvez l’intégralité du chapitre 5 « Le bagne d’Oraculo». A suivre tous les vendredis.

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Chapitre 5 : Le bagne d’Oraculo

Pour un homme averti comme Mr O’Hara, oraculo se traduisait : oracle, et ce mot-là était comme une réponse que Dieu donnait aux hommes qui se demandaient bien ce qu’ils foutaient en ce bas monde. On pouvait donc imaginer sans peine que tous les assassins bouclés au bagne d’Oraculo devaient souvent interpeller le Tout-puissant. Et pas en termes choisis comme en usait le Révérend. Mais en levant le poing et en crachant au ciel, en exigeant qu’il leur rendît des comptes, ça oui. Dieu n’avait jamais bien aidé les pauvres ou les déshérités. Que dire de la canaille ? Tout laissait à penser que ce putain de Ciel les avait à jamais oubliés.

A ce qu’on avait su, la vie là-bas était atroce et terrifiante. Après plusieurs années passées à se ronger les sangs, les détenus n’avaient plus rien d’humain. Des animaux, voilà à quoi ils étaient tous rendus. Même les matons avaient fini par rejoindre la meute. Douteux, incestueux mélange qui n’enfantait que meurtres et incessante violence. Ça, Jim et moi l’avions appris de la bouche de Reno, après que Jeff eût épinglé ce fils de pute pour le mettre au cachot à Patville.

Oraculo : une vie à cuire sous le soleil, à ramasser du sable, à casser des cailloux. A crever lentement : de soif, de faim, de dysenterie, de malaria ou du scorbut. Un trou à rats, Oraculo, où grouillait la vermine, et où les pires démons se dévoraient les uns les autres.

Je m’aperçois, à cet instant de mon récit, que je vais un peu vite en besogne, ces données nous étant inconnues à l’époque. Ce dont je veux parler, c’est ce qui est arrivé avant la capture de Reno, avant que n’éclatât la grande mutinerie qui se terminerait par un retentissant massacre. Oui, au village, on en reparlerait encore longtemps, comme d’un malheur que le Ciel nous avait envoyé, pour nous punir de nos pêchés, avait extrapolé le Révérend. Mais Mr O’Hara avait, lui, avancé une explication plus terrestre. Ce qui avait été la véritable cause de la révolte pouvait se résumer à l’incapacité que les autorités avaient montré à ne pouvoir donner une existence décente aux détenus. « Et d’avoir désigné surtout un incapable pour diriger Oraculo. »

Prétendre donc qu’Oraculo, bien avant l’explosion, ressemblait à l’Enfer n’avait rien d’infamant. On n’était même pas loin du compte, pour sûr. Les rares bagnards ayant, par chance, sauvé leur peau en réchappant à la tuerie, en ont, je crois, largement témoigné. Pas beaucoup, faut bien dire, la plupart étant morts. Ce qu’en revanche les huiles du comté savaient, — et ce depuis toujours, c’est qu’il régnait là-bas une discipline de fer et que le directeur du bagne, un ancien militaire, un nommé Will Blaskstone, y faisait régner la terreur. Il était vrai aussi qu’un tel nid de crotales devait être dompté et strictement cadré. Le règlement ne pouvait pas souffrir la moindre entorse, ni même déroger au moindre manquement. Il en allait de la survie du camp disciplinaire. Chacun devait s’y conformer, au risque d’être envoyé au trou, ou de finir mort et enterré au fin fond du désert.

Ce n’était là que l’officiel fonctionnement d’Oraculo et ça n’empêchait pas qu’à l’intérieur du camp   existassent d’autres lois, basées sur le talion, que des caïds avaient substituées à leur profit et érigées comme seules règles à suivre, lois que les plus fragiles et les plus faibles devaient subir. Des brutes qui s’étaient imposées physiquement comme chefs indiscutables et qui régentaient tous les autres, traités comme du bétail. Blackstone, qui était au courant du plus infime pet dans l’enceinte du camp, grâce à une multitude de mouchards qu’il avait dans la poche, n’ignorait pas cette hiérarchie au sein du camp. Il en jouait, fermant résolument les yeux et déléguant la discipline à plus tarés que lui. Au moins était-il sûr qu’un semblant d’ordre aplanirait tous les problèmes qui ne pouvaient qu’émerger en ce lieu, problèmes qu’il aurait dû régler, si d’autres ne s’en étaient pas chargés.

Alors, que restait-il : se faire la belle ? Hors des hauts murs, point de salut. Penser à fuir était inconcevable. Le désert infini, le vent, le sable qui vous cinglait la face et vous coupait le souffle. Le froid, la nuit, à grelotter sur sa paillasse en attendant le jour. Et l’implacable soleil qui vous séchait la peau, vous terrassait, désintégrant dans votre tête la plus minime pensée, chaque jour que Dieu faisait. Et chaque jour était le même, évacuant à chaque aube naissante, dans l’incandescence assassine du soleil levant, la nuit glaciale, nimbée d’étoiles, — et son cortège de cauchemars.

Il y avait bien longtemps que beaucoup avaient oublié depuis quand ils avaient rejoint cette étuve solaire. Abrutis de chaleur, hébétés, moitié-fous, certains avaient fini par renoncer à aligner des bribes de pensée, un semblant de raison, n’écoutant plus que leur instinct et l’obsédante antienne de la survie.

Les garde-chiourmes, les tabassant sans cesse, leur rappelaient sans cesse qu’ils n’étaient que des merdes. Des moins que rien, des larves de vermine. Blackstone ne renonçait jamais à réciter le même bréviaire : éradiquer à la racine toute tentative de s’extraire du troupeau ou toute velléité d’insoumission. L’identité de chaque détenu était ainsi gommée, au seul profit du groupe qui devait s’activer comme une laborieuse fourmilière.

A l’origine, Oraculo avait été construit comme un fort militaire. Tout en rondins, avec tourelles de guet aux quatre coins, une lourde porte à deux battants, un fort bâti comme au bon temps de l’époque héroïque. Une sorte de vigie dressée dans un paysage mort, capable de bouter un ennemi qui serait sorti du désert. Après bien des années, il s’était avéré que le danger s’était probablement perdu en route. C’est le Major Connors, sanglé dans sa tunique bleue, qui commandait la dernière compagnie, qui avait eu ce mot après avoir quitté le fort, dans. Et ce mot-là, plein d’autodérision, avait fait rire plus d’un responsable en haut lieu. Connors avait même été décoré, pour ses mérites probablement, non pour son ironie mordante.

Quand l’armée officielle avait abandonné le fort pour laisser le champ libre aux scorpions et crotales, aux vautours qui planaient, on s’était décidé à envoyer là-bas les plus grand criminels que la Terre ait portés. D’authentiques tueurs, qu’il fallait museler ou envoyer au diable. Les autorités s’étaient dit qu’en éloignant ces meurtriers des villages peuplés par les honnêtes gens, on pourrait circonscrire la criminelle engeance, tout en usant d’une manœuvre corvéable à merci pour concasser des pierres dont on aurait besoin pour les routes du pays.

C’est ainsi que les tous premiers arrivants à Oraculo avaient été chargés de construire avec sable et cailloux un mur d’enceinte en dur, haut de dix mètres. Le camp s’était subdivisé ensuite en des dizaines de cellules, qui seraient destinées aux futurs détenus, et renforcé d’une tour centrale ayant vue imprenable sur le pénitencier entier.

A cette époque, Blackstone était déjà à la manœuvre. Les autorités du comté l’avaient choisi pour son passé de militaire et son passif de tortionnaire, lié à la période où il avait fallu mater les dernières hordes de sauvages qui s’opposaient à l’implantation des colons. Des Sioux pour la plupart, derniers guerriers s’étant battus contre les Visages pâles. Blackstone, à la tête de ses troupes, et ce en l’espace d’une dizaine d’années, s’était fait une réputation sanguinaire, qui avait dépassé les bornes du comté, puisque beaucoup le surnommaient Bloodstone. Sobriquet terrifiant, qui précédait souvent l’arrivée de sa troupe et qui faisait, sur chaque tête, dresser plus d’un cheveu. Quand un pareil surnom lui était revenu aux oreilles, il s’était demandé s’il lui fallait le prendre en bonne part. Mais son orgueil démesuré, sa fatuité et son total aveuglement s’en étaient contentés et il avait fait mine d’ignorer tout, flatté intérieurement de ce qu’il regardait comme un titre de gloire.

Aussi, ce surnom-là l’avait-il suivi, lui collant à la peau comme un habit taillé à sa mesure. Il lui avait ouvert tout grand les portes du bagne d’Oraculo, en qualité de directeur. Dans son sillage, l’avaient suivi deux hommes avec lesquels il avait combattu les Sioux et qui étaient acquis à sa personne : Murphy, son fidèle aide-de-camp, plus dévoué qu’un chien, et Powers, l’infirmier qui avait recousu sa cuisse blessée par une flèche à Sugar Point. Les deux, à peine désignés seconds couteaux au bagne d’Oraculo, avaient été nommés Chef des gardes pour Murphy et médecin-chef pour Powers.

Blackstone, au fil du temps, avait délégué à Murphy une part de ses pouvoirs. C’est ainsi que le Chef avait acquis une forte autorité sur tous les garde-chiourmes qu’il dirigeait, n’hésitant pas à se débarrasser de l’un d’entre eux si, par malheur, il discutait ses ordres. En accord avec Blackstone, qui regardait les choses de loin tout en étant très averti des menus riens advenant sur le site, Murphy avait compris que son autorité ne pourrait totalement s’exercer que s’il avait l’ultime sagesse de pactiser avec les fortes têtes qui régissaient le collectif du camp. Deux clans qui s’opposaient et sur lesquels jouait Murphy.

C’est justement l’une de ces têtes brûlées — Jim Hayes, appelé Le Rat pour son visage très proche du musaraigne, qui avait soufflé à Murphy l’idée d’alimenter en came et en putains la troupe d’abrutis peuplant Oraculo. Il avait même le nom d’un gars qui pourrait faire l’affaire pour ce boulot : Allan Reno. Si Murphy en était d’accord, il lui dirait où débusquer cet as de la débrouille. 

— C’est qui ce type ? s’était enquis Murphy, plutôt méfiant.

— Un gars réglo, pas un foireux, avait chuinté Le Rat.

Ayant perdu pas mal de dents, il crachotait ses mots. Fallait tendre l’oreille, si on voulait l’entendre. Murphy avait hoché la tête.

— Et t’es sûr qu’y ‘aura pas de problèmes ?

— Chur, avait assuré Le Rat.

Sur ce, après consultation et accord de Bloodstone, Murphy s’était mis en cheville avec ce diable de Reno.

Selon Le Rat, Reno avait pris ses quartiers dans le comté voisin, là où la loi ne nuisait pas à ses trafics. Sous couvert de livrer en denrées comestibles les prisons alentour, dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde, couvrant trois comtés limitrophes, Reno fourguait d’autres substances, dont l’héroïne, à des prix abordables défiant toute concurrence. Mais il n’y perdait pas. Il s’y retrouvait sur le nombre, vu l’exigeante et abondante demande.

La qualité était pourtant médiocre, la dope étant mêlée à de la méthadone. Qu’importe : son commerce était florissant. Surtout dans deux comtés où les autorités fermaient les yeux, moyennant un petit pourcentage en retour. Personne bien sûr n’aurait pensé parler de corruption à ce sujet : on préférait le mot business. Un mot qui recelait fortune et biens accumulés, argent, affaires, qu’elles soient douteuses ou non.

Mais pour Reno, là où les choses s’avéraient compliquées, c’était dans le comté d’Oraculo où tout trafic était banni. La loi y était inflexible avec les trafiquants et autres proxénètes, en grande partie parce que les gens qui y vivaient, confits en dévotion, exigeaient de la part de leurs propres édiles une morale et une conduite irréprochables. Il y avait certes toujours moyen de s’arranger avec les autorités des comtés. L’ennui, c’est que dans celui-ci Reno ne connaissait personne qui, en haut lieu, eût pu le protéger.

Ç’avait été précisément la pierre d’achoppement, contre laquelle Murphy avait buté quand il s’était agi de convaincre Reno.

— Je voudrais pas d’ennuis, vous comprenez, avait argué Reno. Ça pourrait foutre mon business en l’air !

Mais Murphy l’avait assuré que Bloodstone, en lien avec les bureaux du comté, saurait trouver là-bas appuis et bienveillance.

« Une livraison une fois la semaine serait-elle suffisante », s’était enquis Reno. « Mais oui ! » avait grogné Murphy, qui avait ajouté : « Et pour les filles, ça peut se faire ? ».

— Moins évident… Un arrivage une fois par mois, ça irait-y ?

— Ma foi…

— Mais attention ! avait tenu à préciser Reno. Faudra les rendre en bon état !

Tous deux étaient tombés d’accord et ils l’avaient topé comme larrons en foire.

Murphy, ayant rendu compte à Bloostone de l’entretien qu’il avait eu avec Reno, avait obtenu son feu vert, sous réserve d’en savoir un peu plus sur ce type. Il avait donc fait son enquête, grâce au concours actif de la police des comtés, qui en savait déjà beaucoup sur Allan Reno. La plupart des rapports que Murphy s’était ingénié à croiser relataient tous à peu de choses près la même histoire qui aurait pu se résumer ainsi :

Reno avait été un petit gars du Sud, natif du Mississipi, qui avait connu la misère, comme tous les petits blancs qui y vivaient. Mais cette misère n’était pas celle des Noirs qui, elle, était profonde. Sans évoquer l’impitoyable ségrégation et les crimes commis contre les gens de couleur, Reno avait connu les sombres années après la crise, quand toute l’économie avait été foutue par terre et qu’on avait parlé de nababs de Wall Street, totalement ruinés, qui n’avaient trouvé d’autres solutions que d’aller se jeter dans le vide, du haut de leur gratte-ciels.

Elevé par son père, — Reno ayant perdu sa mère à l’âge de trois ans, il s’était rapidement endurci et avait épaulé son père, autant qu’il le pouvait. Un homme de la terre, son paternel, élevant des poulets et qui, à l’occasion, distillait son alcool dans l’alambic hérité de son père, au fin fond de sa grange. Reno avait très vite compris tout le parti qu’ils pouvaient en tirer. Revendant l’alcool de maïs à bas prix, ils s’étaient faits en peu de temps une sacrée clientèle. C’était Reno, déjà, qui livrait les commandes et qui bientôt, vu l’affluence éclair d’amateurs de gnole, dut changer leur antique camionnette et acheter un vrai camion de livraison. Avec l’alcool de maïs étaient livrés aussi poulets et œufs. Une affaire familiale qui, ma foi, tournait bien.

Faut-il dire pour autant que si Reno n’avait pas eu un bon physique, elle aurait moins marché ? Pas sûr. Il était grand, bâti comme un athlète, avec une gueule d’ange, des cheveux blonds crantés et un bagout d’enfer. Son allure de play-boy, sa gentillesse aussi étaient prisées. Les dames lui auraient pris sa cargaison d’œufs et poulets. Et leurs maris son chargement de gnole, pour peu qu’il trinquât avec eux. — Un bon garçon, disaient certaines, le regard vaguement attendri. Les hommes, eux, parlaient d’un gars seul capable de vendre des lunettes à une armée d’aveugles.

A la mort de son père, Reno avait abandonné tout ce foutu commerce pour se lancer sérieusement dans la vente de chevaux et le trafic de carabines. Des Winchester, calibre 22L.R., modèle « Cheyenne ». Un business très lucratif qui lui avait permis de s’acheter un Ford F1, camion avec lequel il avait commencé à livrer de la bouffe aux hôpitaux et aux maisons d’arrêts du coin. Il avait dû très vite répondre à la demande d’autres besoins, tout aussi exigeants, même si certains n’étaient pas avouables.

Voilà ce que Murphy avait appris sur le passé dudit Allan Reno, passé correspondant assez à ce qu’il avait pu capter au cours de leur bref entretien.

C’est ainsi qu’avait commencé la collaboration entre Reno et le bagne d’Oraculo, association très fructueuse pour chacune des parties, puisque le pourvoyeur faisait son beurre et que Bloodstone, avec l’onction des huiles du comté, maintenait le couvercle sur la marmite brûlante d’Oraculo.

Cette coopération aurait pu perdurer, aussi longtemps que la came affluait et que des filles toujours nouvelles donnaient entière satisfaction aux insatiables brutes. Seulement voilà : personne n’avait compté avec un grain de sable qui s’en viendrait gripper cette association idéale. Pourtant, dans ce fieffé désert, ce n’était pas le sable qui manquait ! On eût pu y penser. Mais non !

Ce grain de sable avait un nom ne payant pas de mine et que déjà nous connaissons pour l’avoir rencontré : celui de Jeff Collins.

Et c’est par lui qu’arriva le malheur pour nous autres.

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Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de « Riquet m’a tuer« , de « Vieux démons« , de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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