Covid-19 : Le Feuilleton | Chapitre 1

Confinement jour 33 « Covid-19 : Le Feuilleton », un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. retrouvez l’intégralité du chapitre 1 « la fin des temps ». A suivre tous les vendredis pendant la période de confinement.

street art thonon les bains

La fin des temps

C’était au temps où nous étions tous confinés. Le virus était là qui rôdait. Je me souviens qu’on avait entassé des sacs de sable pour lui barrer la route. Et invoquer le Ciel. Le Père Anselme était venu nous visiter, dans l’espoir insensé de nous exorciser. J’avais dû le chasser. Je nous revois encore le mettant à la porte, alors qu’un vent mauvais soufflait dehors et qu’un nuage de sauterelles fondait sur nos récoltes. Une bourrasque avait ébranlé la maison. Nous avions vu le père Anselme s’envoler dans les airs dans un nuage de poussière. Dieu l’avait rappelé.

Barricadés dans la maison, nous suivions les nouvelles que diffusait un vieux téléviseur retrouvé à la cave. Puis nous n’avions plus rien capté, vivant sur nos seules réserves qui ne dureraient pas cent ans. Chacun avait la trouille. Que l’un de nous toussât et l’on se demandait si son isolement ne serait pas utile ou nécessaire.

La maison était grande. Reconvertie en forteresse, sa silhouette campait aux limites du désert. On était le dernier foyer du village, à l’écart des autres maisons. Partout dans la maison s’insinuait le sable du désert qui crissait sous nos pas.

Je crois bien qu’on était une famille à part. Une famille à problèmes, avait écrit le gars des services sociaux venu nous visiter. On ne l’avait jamais revu.

Faut dire que Pa, qui commençait à dérailler sérieux, l’avait scotché sur place.

— C’est qui ce type, qu’il m’avait demandé, avec son air hagard.

— C’est rien, t’occupe, Pa !

Il avait insisté :

— C’est qui ?

— Un gars de la mairie.

Mais Pa ne voulait rien entendre. Et il avait gueulé :

— Je veux plus voir ce trouduc chez moi !

Ni une, ni deux, le besogneux social n’avait pas demandé son reste.

C’est Pa, en fait, qui avait construit la maison de ses mains. Pa : un géant qui me foutait la trouille, quand j’étais gosse. Un troll quand il rentrait bourré et qu’il cognait Ma et ma sœur Janis. Dans ces cas-là, je me planquais et attendais que l’orage passe.

Il m’arrivait aussi de prendre de sévères avoinées. A coups de ceinturon quand j’avais oublié d’aller chercher les vaches au pré ou quand j’avais bâclé mon ramassage de pommes de terre. Trois nuits à ne pouvoir dormir tant j’avais le dos en compote. Dans ces cas-là, Ma venait me soigner, en prenant garde que Pa ne la voie pas.

Ma était une taiseuse, elle souffrait en silence. Et elle avait Janis et moi à élever.

Pa n’était pas méchant non plus. Quand il était à jeun, il était doux comme un agneau. Ce grand colosse ne savait trop quoi faire de ses bras et ses jambes. Debout, il aurait pu penser qu’il se croyait de trop sur terre.

C’est à la suite de la tempête ayant emporté la toiture de chez nous, qu’on avait rejoint Pa et Ma, ne sachant où aller. Et la saison des pluies avait suivi. On avait dû se faire une place dans la maison. Beth était déjà grosse, puis Bettie était née. C’est à ce moment-là que le virus avait frappé notre communauté et que l’esprit de Pa était parti en vrille.

Au tout début, on nous avait porté des vivres. Des gars portant des masques et des tenues qu’on aurait dit des cosmonautes. L’armada du Service sanitaire qui, chaque matin et chaque soir, passait avec un gros camion pour la désinfection des rues et des maisons. La même équipe nous déposait chaque jour que Dieu faisait à hauteur du portail une caisse de victuailles.

Beth allait la chercher, car c’était elle qui s’occupait de la gestion des stocks. Ma, elle, donnait la main à la cuisine, mais il y avait longtemps qu’elle ne faisait plus rien. Trop occupée à aider Pa à faire toilette, à s’habiller et à faire ses besoins.

Elle l’installait après ses ablutions sur la petite terrasse tournée vers le désert. Il restait là, assis des heures sur son vieux rocking-chair, les yeux fixés sur les nappes de sable que soulevait le vent.  Un vent porteur de miasmes s’élevant en volutes jusqu’au ciel.

Vers midi, Ma lui portait son assiettée de haricots, la seule chose qu’il mangeât. Lui mâchouillait ses haricots, en répétant des mots incohérents, sans arrêter de balancer et balancer son rocking-chair.

Du jour au lendemain, il s’était mis à marmotter, à marcher de travers et à ne plus nous reconnaître. Ma s’était vu contrainte de prendre les choses en mains. Elle le guidait dans la maison, le secondait, le soutenait pour monter l’escalier et atteindre leur lit. Dieu sait si c’était pas facile d’accompagner une telle carcasse !

On entendait parfois là-haut Ma qui s’impatientait, gueulait et houspillait le pauvre Pa. Quand elle redescendait, elle était toute décoiffée comme si, pour le coucher, elle avait mis les bouchées doubles. Beth lui servait une tisane. Moi je berçais notre petiote, qui n’avait pas un an.

— Elle dort ? demandait Beth.

— Mouais, ça m’en a tout l’air !

— Tu devrais la coucher !

Dehors, le vent s’était levé, prêt à souffler toute la nuit, pour mourir au matin comme il était venu. Des nuits à l’entendre mugir, cognant les murs de la maison à grands coups de boutoir. Ce qui avait changé, c’est qu’il était plus chaud le vent et qu’il asséchait tout : ruisseaux, puits et cultures, du moins ce qui était resté de nos cultures après le passage des criquets…

Tout ça pour dire qu’avec ce qui était tombé sur Pa et ce virus venu des confins du désert, tout avait été chamboulé dans notre maisonnée et qu’il avait fallu s’organiser. En une semaine, notre village avait vu sa population frappée de front par cette brutale épidémie. On n’avait pas tardé à s’orienter vers le confinement total.

Pas assez tôt selon certains.

— Oui, mais, qui aurait pu prévoir un tel malheur ? avait demandé Beth.

— Personne, avait lâché la voix de Ma.

Un mot terrible, aussi tranchant qu’un couperet, qui avait éveillé sur le visage de Pa un pathétique rictus.

Quand il avait encore sa tête, Pa faisait cette grimace quand il pestait contre le vent qui apportait chez nous mort et désolation. Pour lui, les premiers signes de ce qui allait advenir bientôt remontaient à cinq ans. Au début de l’été, — oui, ça faisait cinq ans, — plus d’eau dans les citernes ni dans les puits. Les nappes phréatiques étaient à sec. Les bêtes tiraient la langue, quand elles ne mouraient pas de faim ou de cette maladie qui atrophiait leurs membres. Pas beau à voir. Je me souviens avoir vomi quand Pa m’avait montré le cadavre d’un veau.

Il faut dire qu’alentour, le vent avait patiemment arasé la pierraille du désert, l’époussetant en des nuées pulvérulentes qui recouvraient les terres et le village, qu’on aurait même dit un village fantôme, figé sous un poussier tout blanc. Pa avait dit que ça nous réservait bien des malheurs. Il était bien le seul à s’en soucier !

Les autres, qui habitaient les terres lointaines, avaient encore de l’herbe et la rivière qui serpentait entre les touffes des bosquets, épais et vigoureux. Loin du désert, leurs bêtes paissaient encore et s’égaillaient en paix. Quand Pa, aux Rencontres de septembre, leur avait expliqué ce qui pendait au nez de tous, ils s’étaient bien marrés. Comme quoi, il voyait tout en noir quand eux se retrouvaient comme chaque année pour rire et se saouler.

Comme on rentrait chez nous dans sa vieille guimbarde, je m’en souviens encore, j’avais lancé à Pa :

— Y savent pas encore ce qui va leur tomber sur la tête, hein, Pa ?

Pa avait mâchouillé son papier maïs de mégot, juste pour rétorquer :

— Tu sais, mon gars, les idiots courent les rues ! Les dingues, les pleutres aussi ! Sans parler de tous ces ceux qui pointent aux bureaux du Comté ! Eux, c’est plus grave : ce sont des incapables !

Un an plus tard, quand les pluies avaient inondé nos champs et détruit nos cultures, certains avaient hoché la tête, se demandant si l’on n’assistait pas à d’étranges phénomènes. En voulant cultiver sur des hectares de terre, on avait coupé les bosquets et les haies, gavé la terre de pesticides et appauvri le sol. Mais peu étaient conscients du maelstrom qui adviendrait bientôt. Ils préféraient voir dans ces funestes humeurs de la nature le châtiment de Dieu.

Car ils allaient tous à la messe, chaque dimanche, pour écouter le Père Anselme. Un possédé de Dieu qui n’en finissait pas de ressasser que la fin des temps était proche. Un fou furieux, selon l’avis de Pa. Par ses prédications, ses mimiques de dément, — c’est Jim, le meilleur de mes potes, qui m’en avait parlé, il foutait les chocottes à tout le monde. Jim me disait que quand il écoutait son prêche, les poils de ses bras se hérissaient. Et la plupart des femmes étaient terrorisées, alors que leurs bonhommes regardaient leurs chapeaux.

— Il est vraiment jeté, ce pasteur de mes deux ! avait dit Jim, en crachant une glaire à mes pieds.

— Pas étonnant. Tu sais ce que dit Pa à son sujet ?

— Non, mais j’aimerais savoir ! 

— Que ce bâtard de fils de pute embrouille tout son monde ! Et tu sais quoi encore ? Que s’il chope c’te putain de cafard, il lui fera bouffer sa bible !

Je revois Jim encore se gondoler, la bouche hilare et des larmes plein les yeux.

Nous, il est vrai, — ce n’était un mystère pour personne, on n’avait jamais mis les pieds au temple. Ni Pa, ni Ma n’avait une once de religion. Ils étaient convaincus que Dieu les avait oubliés, eux et la race de leurs aïeux, et qu’Il se foutait bien du sort qui nous était échu, de toute éternité. Les pauvres, les marginaux et les dégénérés (ainsi nous appelaient certains), n’avaient jamais été dans les papiers de Dieu. Enfin leur Dieu.

Jim m’avait dit un jour avoir appris d’un vieil Indien qu’il y avait mille fois plus fort que Dieu, et c’étaient les Esprits. Des forces portant le monde à bout de bras. Même qu’ils étaient souvent présents, là, parmi nous, sans que personne ne pût les voir. Une légion d’Esprits, avait confié le vieil Indien à Jim, vivant à nos côtés et surveillant nos actes. Mais ça, c’était venu après, quand des événements bizarres s’étaient produits dans le village…

Ainsi, après les pluies, le vent qui avait tout séché sur place, notre communauté avait reçu des signes. Pas adressés uniquement au peuple de tarés qui fréquentaient le temple — ça, c’était Pa qui le disait en mâchouillant sa chique —mais adressés à nous aussi. Je peux même dire que l’on était en première ligne puisqu’on vivait au seuil du désert.

Certaines nuits, — j’en ai encore la chair de poule, des présences invisibles venaient roder autour de la maison, et toutes nous arrivaient des confins du désert, frôlant les murs et chuchotant des plaintes de damnés. Un lamento de pleurs enveloppant toute la maison.

Beth, une nuit, s’était levée et m’avait réveillé.

— Ça gratte de partout, cette nuit !

J’avais tendu l’oreille, n’ayant entendu d’autre que le vent rabotant les tuiles du toit en un interminable gémissement.

— Non, non, avait murmuré Beth. Je suis sûre que c’est Eux !

Du coup, Ma était elle aussi debout. Elle était sortie de sa chambre, dans sa chemise de nuit toute rapiécée, montrant une tête inquiète.

— C’est quoi tout ce bazar, en bas ?

Beth, haussant les épaules, avait fait signe qu’elle se posait la même question.

En bas, on entendait distinctement des frottements le long des murs, des apartés confuses, comme une foule de gens venus nous visiter et piaffante d’impatience. Des pas aussi.

— Je vais voir ! Vous, vous restez ici ! m’étais-je soudain décidé.

— Non, reste !

Beth avait agrippé mon bras de pyjama.

Le vent dehors s’était levé. J’en perçus les rafales qui s’écrasaient comme des vagues sur la maison. Et toujours cette rumeur feutrée et obsédante de voix qui semblaient se répondre en un parfait chorus. Il faillait en finir.

— Prends ton fusil, avait crié Beth.

J’allais descendre l’escalier quand, brusquement, Bettie était sortie de son sommeil en pleurant à grands cris. Beth l’avait pris dans son berceau, tentant de l’apaiser en la berçant. Mais elle pleurait encore plus fort. Ses pleurs pourtant eurent un effet presque immédiat : faire taire d’un coup le ramdam d’en bas. Plus rien, seul le vent qui chahutait la girouette de la citerne. Ma, Beth et moi étions restés figés sur place. Oui, tout semblait en ordre en bas. Plus aucun frottement, aucune voix, aucune plainte. Seule celle du vent.

— J’y vais quand même !

— Sois prudent, avait crié Beth.

Dans le hall du bas, j’avais chaussé mes bottes et saisi mon fusil. Puis j’avais entrouvert la porte, tirant l’oreille au moindre bruit qui viendrait du dehors. Le vent, uniquement le vent qui patinait le sol du désert.

Une fois dehors et après un rapide tour autour de la maison, j’étais allé voir entre deux bourrasques l’arrière de la maison, où s’entassaient les vieilles carioles que Pa avait abandonnées pour sa guimbarde flambant neuf, qui en avait surpris plus d’un dans le village quand il s’était montré dedans la première fois. Elle y était garée, sous le hangar que nous avions aménagé à cet effet. Jetant un œil circulaire, il m’était apparu que tout était en ordre. Tout paraissait normal sous la clarté lunaire. Le ciel était criblé d’une multitude d’étoiles, dont certaines clignotaient. Et, posant mon regard sur le sol sableux, je n’avais décelé aucune trace de pas.

Je m’étais décidé à rentrer.

— Alors, m’avait demandé Beth, une fois que je l’avais rejointe au lit. 

— Ecoute, Beth ! Je crois qu’on se fait des idées depuis que je t’ai raconté l’histoire du vieil Indien !

— Si tu le dis !

Mais j’avais bien compris qu’elle avait du mal à me croire. Tous ces événements remontaient à quatre ans. Depuis, les choses avaient évolué de la plus étrange des façons.

C’est justement ce que je comptais bien vous raconter.

yves-carchon-ecrivain

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de « Riquet m’a tuer« , de « Vieux démons« , de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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Bernie
Bernie

Moi, c'est Bernie. Incubateur d'actualités pour vous informer autrement.

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6 commentaires

  1. Bernie, ça m’intéresse alors je vais copier-coller les textes des vendredis, les réunir, en faire un livret et je lirai tout ça avec du recul quand toute cette horrible période sera derrière nous !
    e-bises d’O.

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