Covid-19 : Le Feuilleton | Chapitre 3 | Les culs terreux

Journal en temps de coronavirus: Le Feuilleton, un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. Retrouvez l’intégralité du chapitre 3 « Le sang indien de Ma». A suivre tous les vendredis.

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Chapitre 3 : Le sang indien de Ma

A l’âge de douze ans, on ne sait pas encore comment tourne le monde. On s’en remet au bon vouloir de ceux qui vous ont mis au monde. On capte des mots d’adulte échangés au moment des repas, on devine des disputes qui couvent et qui éclateront bientôt. Avec Pa, c’était hélas monnaie courante. Même quand il n’avait pas un coup dans le nez, il arrivait qu’il s’emportât pour un oui ou un non. Il renversait la table et cognait fort sur tout ce qui bougeait. Ma, elle, ployait l’échine, attendant que l’orage passe pour ramasser les bris d’assiettes couvrant le sol.

Je n’ai jamais bien su si Ma l’avait aimé un jour. Je sais que Pa avait été son protecteur quand ils s’échinaient dans les champs de tabac et qu’elle était la proie des prédateurs mâles. Y’avait pas franchement de loi au sein d’une plantation. Ou du moins si, une seule : celle du plus fort. Les journalières comme Ma subissaient forcément les avances, voire les attouchements des cueilleurs de tabac, quand elles s’en tiraient bien. Les viols étaient fréquents, sans parler des habituelles privautés des propriétaires de tabac. Un enfer quotidien pour les ouvrières agricoles qui se louaient ici ou là pour l’espace d’une semaine, voire d’un mois.

Ma avait eu la chance de faire équipe avec Pa. D’emblée, il l’avait repérée et l’avait voulue pour lui seul. Il avait donc montré rapidement que c’était lui son maître, ne souffrant pas qu’on lui contestât ce butin. Les autres ayant compris — Pa les ayant probablement impressionnés par sa stature — ils s’en étaient allés chercher fortune ailleurs. C’est ainsi qu’un beau soir, Pa avait forcé Ma dans la grange réservée aux cueilleurs pour dormir et qu’il l’avait, du coup, engrossée jusqu’aux yeux.

Ça, c’était Ma qui, un jour de fureur, ayant subi une avoinée saignante, m’avait tout raconté. J’avais compris alors que Pa avait abusé d’elle et que le ciel de ma naissance avait dû en pâtir. Pas étonnant qu’il fût aussi violent avec nous tous ! A commencer par moi, le têtard qui n’aurait jamais dû venir au monde — c’est Pa qui le disait et répétait sans cesse — et par Janis, qui était née deux ans plus tard, gamine qui n’avait écopé pour tout cadeau de bienvenue, qu’un rejet évident.

Par chance, Ma était là, nous dorlotant et nous aimant comme personne. Une sacrée bonne femme que Ma ! Pas du genre tapageur. Active, vaillante et attentive. Un bourreau de travail. Parfois, je me demandais bien où elle trouvait une telle force. Dans ses veines, peut-être. J’avais appris par elle, un jour qu’elle barattait, qu’elle avait du sang cherokee, que sa grand-mère était Indienne et qu’un Blanc, son grand-père, l’avait trouvé encore en vie dans un chariot, après que tout le camp indien eut été dévasté et brûlé.

— Et tu sais quel âge elle avait ? avait dit Ma, en rangeant une mèche qui tombait sur son front.

J’avais bien sûr montré une totale ignorance.  Comment l’aurais-je su ?

— Douze ans !

— Et lui ?

— Lui en avait quarante. Tu me croiras ou non, il avait décidé de la prendre avec lui. Et il a attendu qu’elle soit une vraie jeune fille pour en faire sa femme !

— Donc, moi aussi je suis un peu Indien ?

— Mais oui, Lenny ! Crois-moi, tu peux en être fier !

J’avais pensé à Jim et m’étais dit que, vrai, il serait le premier épaté.

Quand Ma parlait ainsi, je veux dire avec moi, — Pa étant dans les champs et Janis dormant, elle n’était plus la même. C’était une toute autre personne, avec un front radieux et des pommettes hautes qui captaient la lumière. Le fait même d’évoquer sa grand-mère faisait comme ressortir des fines rides de son visage son côté cherokee. J’aimais à la considérer comme une exotique bouture que Dieu aurait greffée sur la lignée de visages pâles dont Pa était le fruit.

Pâle était bien le mot, me disais-je parfois, en évitant bien prudemment de poser mon regard sur son imposante personne. Car quelquefois, un seul regard tombant sur lui suffisait à allumer la mèche qui déclencherait l’explosion. Ma l’avait bien compris. Quand il traînait entre ses pattes dans la maison, elle s’activait en prenant soin de ne pas croiser son regard. Impassible, elle était. Pareil à ces Indiens arrivés au village pour travailler aux champs, dont le visage était de marbre.

Un jour, en dévisageant Ma pour mieux cerner les traits de son visage, j’avais eu cette pensée. Ma rêvait-elle comme une vraie Cherokee ? Ses rêves puisaient-ils dans son passé indien ? Peut-être qu’elle aimait à la manière indienne, en silence et sans trop le montrer, m’étais-je dit. Peut-être que son cœur battait à la façon indienne. Je me racontais tant d’histoires. Faut dire que Ma et ses ancêtres m’intriguaient diablement. Peut-être que si j’étais comme ça, je veux dire de guingois avec tout un chacun, c’était pour une bonne part parce que j’étais Indien.

Une chose qui était sûre se rapportant à Ma, c’est qu’elle avait appris toute jeune à parler cherokee auprès de sa grand-mère. Mais elle avait fini par l’oublier le cherokee, sauf lorsque Pa la faisait sortir de ses gonds et qu’elle plongeait dans une fureur sans nom. Alors, elle lui criait de vrais jurons en cherokee. Pa la sommait d’abandonner son charabia. Mais Ma continuait, marmonnant dans sa barbe.

A y regarder de plus près, il était clair qu’avec sa taille, son teint très mat et son abondante chevelure, —qu’il lui arrivait de tresser quand elle prenait du temps pour elle, ce qui était ma foi chose rare, Ma ne ressemblait pas à toutes ces autres femmes qui peuplaient le village. Il aurait suffi de mettre côte à côte   Ma et Mme O’Hara pour voir la différence. Autant la mère de Jim avait le visage allongé et diaphane, autant celui de Ma était cuivré et large. Evidemment, Ma aurait préféré être aussi rousse que la mercière, Mme Holy, quitte à avoir les joues criblées de taches de rousseur.

Ce qu’elle ne savait pas — et ça, c’est Jim qui l’avait entendu de la bouche même de Mme O’Hara et qui, un jour, me l’avait dit, c’est qu’elle se désolait de n’avoir pas les cheveux noirs de Ma ! Aussi, j’étais content d’avoir hérité d’une tignasse aussi épaisse que celle de Ma. Ça, j’étais sûr que ça venait de mon côté indien, Pa étant blond comme les blés.

Par certains traits, je ressemblais à Ma ; par d’autres à Pa. J’avais hérité d’elle une infinie patience, un certain fatalisme et quelque chose qui ressemblait à un réel désir de vivre en paix avec les hommes, les bêtes, les plantes, jusqu’aux pierres du désert qui parfois me parlaient. J’adorais les histoires que Ma me racontait au sujet de son peuple. La paix qu’avaient connue mes arrière-grands-parents dans les verts pâturages d’un éden saccagé par l’arrivée des Blancs, la guerre qui s’en était suivie et l’élimination des siens ne laissaient pas de m’étonner. Les chants qu’elle fredonnait, le soir, pour m’endormir et les histoires qu’elle ressassait, pareils à des mantras et qui parlaient du grand Sachem, me ravissaient.

Pa, lui, m’avait légué son infinie révolte, sa force, cette insatisfaction perpétuelle que j’avais dans le sang et qui courait confusément en moi. Une sourde violence que je sentais parfois bouillonner dans mon corps et qui finirait bien par jaillir au grand jour.

J’incarnais donc en somme un mélange parfait de Pa et Ma. C’est en tout cas ce que me disait Ma quand je l’aidais à nettoyer l’auge aux cochons.

— Pas comme ta sœur, ça non !

Quand Janis était née, ç’avait été une autre histoire. Ça n’avait pas été tout seul, ah non ! Janis était noiraude, avec une peau bleutée quand elle était sortie des entrailles de Ma. Une véritable squaw. Quand elle avait poussé ses premiers cris, Pa avait décelé dans ses pleurs de bébé de « vrais cris de sauvage ». Il n’avait pas tout à fait tort.

En grandissant, Janis avait montré un sacré caractère, repoussant les risettes de Pa et rappelant à toute la maisonnée qu’il faudrait compter avec elle, quoique son être fût fragile et sans défense. Gamine, elle était comme un frère, voulant jouer avec mes camarades, jeux qui se clôturaient souvent par d’interminables bagarres. « Un vrai garçon manqué », répétait Pa. Très vite, il l’avait rejetée, la rabaissant telle une souillon, sans s’avouer que ce qu’il détestait en elle était ce qui l’avait séduit en Ma.

Sauf que depuis notre naissance, Pa ne décolérait pas, trouvant que nous étions deux charges dont il aurait pu se passer, s’il n’avait pas croisé la destinée de Ma. La violence était déjà là, tapie en lui dans son tréfonds, l’alcool n’ayant fait qu’aviver son irascible rage.

On faisait donc en sorte, Janis et moi, de faire comme si ni l’un ni l’autre n’habitions la maison. Nous vivions il est vrai la plupart du temps au dehors. Janis ne me lâchant pas d’une semelle, il m’avait donc fallu la faire admettre dans notre groupe. Le groupe avait tordu du nez, très réticent à accepter une fille Mais j’avais insisté. Finalement, on l’avait accueillie. Seulement voilà : vu son fort caractère, Janis avait tenté de faire sa loi avec nous autres. Elle n’était pas très haute, mais elle aurait voulu mener son monde à la baguette. Mais nous, nous n’allions pas nous laisser faire ! C’est ce qu’avait assuré Jo-le-Cinglé, le fils du charcutier. Aussi, quand elle avait voulu tenter une main mise sur notre groupe, l’avait-on rabrouée. Elle en avait voulu à tous, à commencer par moi. Mais nous ne pouvions pas l’entendre de cette oreille. C’était hors de question. Janis avait dû se résoudre à suivre le mouvement, au risque d’être ignorée.

Jo-le-Cinglé était alors en quelque sorte le chef des petits ploucs que nous étions. Il maniait le couteau, sorte d’opinel qui se fermait. Quand il sortait sa lame, pas un seul ne mouftait. Ça, c’était avant l’arrivée de Jim. Nous n’obéissions qu’à la loi du talion, et nos combats de coq étaient fréquents. Très souvent pour des riens, par ennui, par bêtise. Mais avec Jim, une page se fermerait, une ère nouvelle s’ouvrirait, comme qui dirait l’avènement de la démocratie. Mais on en était encore bien loin à l’époque dont je parle !

Le soir, après l’école et les travaux des champs dont chacun s’acquittait sur les terres paternelles, trimant comme quatre pour ramasser patates, haricots blancs, ignames et autres tubercules, nous traînions dans les rues du village avant de nous coucher, nous rassemblant devant l’épicerie des époux Samuel. Là, était installé sur un vieux rocking-chair un Noir sans âge qui grattait le banjo. Les Samuel l’appelaient Jérémy. C’est lui qui les aidait dans leur commerce, notamment pour porter les sacs de blé et les caisses de bière que Mr Samuel n’aurait pu soulever.

Nous l’écoutions chanter, jouer de son banjo une bonne heure, assis en cercle autour de lui. J’ai souvenir que le ciel au-dessus de nos têtes ouvrait son coffre à pierreries et que les chants de Jérémy parlaient de l’endurance du peuple noir. Il était question de leurs bras, loués pour trois fois rien, et de leur chienne de vie, ployée éternellement sur des champs de coton.

Quand on rentrait avec Janis, on parlait de tout ça. Les Noirs, leur vie et tous ces Blancs qui leur brisaient les côtes. Et de dégoût, Janis crachait par terre — tout ça, pour imiter Jo-le-Cinglé, en m’assurant qu’elle préférait cent fois être une Indienne.

Dans la région, les Noirs comme Jeremy trimaient dans le comté voisin. Là-bas, on y cultivait du tabac et la main d’œuvre se composaient essentiellement de Noirs. Le boulot était dur et les planteurs rapaces et inhumains. Le salaire qu’ils versaient à tous leurs journaliers équivalait à une misère. C’est Pa et Ma qui en parlaient parfois, ayant eux-mêmes loués leurs bras pour trois fois rien. A l’époque déjà, les Noirs, les déclassés, les pauvres comme Pa et Ma étaient traités comme de la merde. Pa en avait gardé une coriace rancune. C’est à partir de cette époque, (ça, c’était Ma qui l’avait dit un jour) que Pa avait commencé à pester contre la terre entière et qu’il avait fini par s’endurcir. Là-bas, les Noirs pliaient l’échine, n’ayant pas trop le choix. Rares étaient ceux qui changeaient de comté.

Comment, du coup, un gars comme Jeremy avait fini par échouer dans l’épicerie du village ? Ça, c’était un mystère. Jusqu’au jour où Mme O’Hara avait appris à Jim que Mme Samuel, en visite chez une dame patronnesse dans le comté voisin, à qui elle avait dit chercher un employé pour les aider au magasin, avait été mise en contact avec le nommé Jeremy, homme à tout faire, vaillant et sûr. « Et probe, avec tout ça ! » avait ajouté l’hôte de Mme Samuel. Celle-ci s’était entretenu un court instant avec Jeremy et, sur sa bonne mine, sa politesse, elle lui avait parlé de gages qui dépassaient ses espérances. C’est ainsi que Jeremy était arrivé au village et n’en était jamais parti.

Janis l’aimait beaucoup. Pourtant, il ne pipait pas mot. Seul son sourire, tranquille et débonnaire, et ses grand yeux, la séduisaient. Je pense surtout que c’était son banjo qui la rendait tout chose. Peut-être aussi qu’elle recherchait la compagnie des gens à part, à commencer par lui et les Indiens, qui travaillaient à la tannerie, à l’entrée du village, en bordure de rivière. On disait qu’elle avait été construite là, à cause des odeurs et que le vent qui soufflait du désert les rabattait au loin. Mais les odeurs de peaux tannées, Janis s’en fichait. Elle allait se nicher dans les herbes, en surplomb de la tannerie, pour regarder les ouvriers battre, rincer le cuir. La plupart étaient des Indiens qui, quand l’un d’eux l’apercevait, lui adressaient un petit signe.

Janis était plus cherokee que moi, ça oui ! Elle parlait peu, comme Jeremy. Il lui arrivait même de rester des heures à fixer l’étendue du désert. Ma en riait parfois, quand elle reconnaissait en elle des mimiques, des gestes appartenant en propre à ses ancêtres. C’était, on aurait dit, inné en elle et saisissant de vérité.

— C’est ma petite sauvage, disait tendrement Ma tout en ébouriffant la touffe de ses cheveux.

Mais Janis s’esquivait, plus rapide qu’un furet, se libérant des mains de Ma.

Sans Ma, sans sa bienveillante présence, je crois qu’on aurait mis les bouts de la maison, Janis et moi. On aurait vécu sur les routes, comme ces chemineaux qui travaillaient de ferme en ferme, payés à l’heure, à la semaine, et qui couraient après les trains en marche pour y sauter dedans et faire un brin de route à l’œil. Sûr qu’on aurait été en butte à tous les contrôleurs du monde et qu’on aurait fini à l’assistance publique. Comme Jim qui, par bonheur, avait su s’en sortir.

Pas sûr que nous, on aurait pu en réchapper. Pas sûr qu’on serait même resté longtemps ensemble. On avait bien compris que la vie ici-bas était une roue folle qui tournait et tournait, et que selon qu’on se trouvait embarqué dans sa course aberrante, ou on tirait son épingle du jeu, ou on crevait sur place. Pas d’entre-deux. On était pour de bon dans cette sacrée galère.

On se racontait ça, Janis et moi, avant de trouver le sommeil, certains qu’on ne resterait pas longtemps dans ce patelin du bout du monde, où seuls les tarés se cramponnaient. Non, vrai, on n’était pas de cette espèce, nous autres. Le sang qui parcourait nos veines était celui de Ma, on l’avait bien compris depuis longtemps. Celui de Pa, chargé probablement de fiel, avait dû se perdre en chemin.

Me revenait alors le chant plaintif de Jeremy, comme un refrain venu du fond des âges, un lamento qui racontait nos peines, nos joies, nos rêves, qu’on soit Blanc, Noir, Indien, — une prière qui s’adressait au Ciel et qui bientôt semblait se perdre, sous les sautes de vent, bien loin au cœur de ce désert aux desseins incertains.

— Tu dors, Janis ?

Bien sûr qu’elle dormait. J’entendais son souffle apaisé, repu de sa journée.

Mes paupières se fermaient. J’imaginais le vent s’insinuer et s’immiscer dans tous les recoins d’ombre, les hangars et les granges, où dormaient, écrasés de fatigue, les damnés de la terre.

Happé par ce qui ressemblait à un enchantement, je me voyais sombrer, n’entendant plus que les pleurs de ces âmes perdues, dont Jim m’avait parlé.

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Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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