Covid-19 : Patville Le Feuilleton | Chapitre 21 | Gamins dans la rivière

Patville Le Feuilleton, un journal fiction, écrit par Yves Carchon, en temps de la pandémie du coronavirus Un nouveau chapitre à suivre, tous les vendredis.

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Patville, Journal en temps de coronavirus

Chapitre 21 : Gamins dans la rivière

De fait, Collins n’était pas au bout de ses peines. En écoutant Emy nous raconter l’épreuve qu’il endurait, on aurait tant voulu l’aider ! Oui, mais comment ? Aucune trace de Reno, rien qui eût pu l’encourager à trouver une issue, voire un début de piste. Jim, qui prenait les choses à cœur, était loin d’être en reste.

Intelligent comme il l’était, il ne parvenait pas à dégager un plan ou une idée qui lui serait venue pour épauler ce pauvre Jeff. Emy était malade pour lui et elle ne cessait pas de nous tancer : « Mais vous, vous n’avez pas la moindre idée d’où il peut être ? » Comme nous restions muets, un peu comme deux ronds de flan, elle reprenait, navrée et un brin agacée : « Faites un effort ! Remuez vos méninges, les garçons ! ».

Voilà comment Emy nous semonçait. Après tout, traquer et arrêter les hors la loi était le boulot de Collins, pas le nôtre. En quoi devions-nous être partie prenante dans cette affaire ? En rien. Seulement voilà : voir cette pauvre Emy ronger son frein nous dévorait la rate !

Mais Jeff n’était pas homme à se décourager. En shérif consciencieux et carré, il s’était déplacé jusqu’au fameux motel où notre fugitif avait passé la nuit avant de filer royalement à l’anglaise. Le patron de l’Eden Motel, —un motel tout branlant, perdu au sud de nulle part, loin de la grande route qui menait au chef-lieu du comté, — le patron donc, un nommé John Summer, avait reçu Collins.

En partageant un coca bien frappé, ils avaient bavardé et l’autre lui avait confirmé que Reno était bien descendu à l’Eden, ayant payé d’avance sa chambre pour la semaine, avec sans doute l’arrière-pensée d’éviter d’éveiller tout soupçon du patron.

— Pourriez-vous le décrire ? avait demandé Jeff.

— Un type plutôt grand et assez baraqué, une sorte de play-boy, enfin si vous voyez, avec un bagout long comme ça et des cheveux filasse qui n’appartiennent qu’aux gens du Sud, l’avait croqué Summer. Un blond, avec un tel sourire crâneur et enjôleur que j’aurais pas laissé ma femme et mes deux filles traîner dans les parages ! Le genre de gars qui te dépouille en un rien de temps du peu que tu possèdes !

Collins s’était surpris à opiner du chef. Pas de doute : c’était tout le portrait de Reno. Enfin, d’après ce que lui avait raconté Murphy, le seul à l’avoir approché de près et à pouvoir donner plus de détails sur lui. Collins, lui, n’avait même pas une seule photo ou un portrait-robot de son fuyard.

Faut dire que pour mille raisons, échappant totalement à Collins, il n’était pas encore fiché et qu’il avait un casier vierge, aussi vierge que la mère de Jésus, alors que de notoriété publique, il dealait tant et plus, au vu et su des autorités du comté !

— Et il était véhiculé comment ? avait demandé Jeff.

— Pour être véhiculé, ça, il l’était ! s’était marré le vieux.

— Ah, oui ! Et comment ça ?

— Il circulait avec un âne !

— Un âne ?

— Ben oui ! Je l’ai vu arriver, se découpant sur l’horizon, un peu comme dans ces films, vous voyez le topo ! Pas rasé de trois jours, avec pour seul bagage une sorte de sac à dos ! Il a sauté à terre et il a poussé son âne à l’ombre… Je me suis dit : « Il sort d’où celui-là ! ».

Il m’a sorti son baratin, comme quoi il voyageait comme ça, en quête d’espaces sauvages et de vie au grand air, enfin, le boniment d’usage ! Je n’ai rien retenu de tout son charabia, mais quand il a aligné ses picaillons, je n’avais plus qu’à le guider jusqu’à sa chambre !

— Peut-on savoir sous quel nom il s’est présenté ?

— Bien sûr ! Un nom bizarre ! Venez, on doit trouver tout ça dans mon registre !

Giacomo Di Letto. C’était le nom d’emprunt de cet enfoiré de Reno ! Mais oui ! Où avait-il été pêché un pareil patronyme ? Mystère. Peu importait, Collins s’était dit qu’il pourrait le coincer sous ce nom, sauf s’il en changeait ! Et ça, il devrait hélas s’y attendre. Reno n’en avait pas fini de troquer une identité pour une autre !

Malin comme il l’était, il ne manquerait pas aussi d’opter pour des déguisements aussi étranges que divers. Collins devait s’attendre à tout avec un tel huron ! En revanche, continuer à voyager à dos d’âne risquait pour lui de devenir vite repérable. Mais là aussi, Jeff s’était dit qu’il ne se gênerait pas pour lui brouiller les pistes.

— Il est resté toute la semaine ?

— Ouais, la semaine. Mais, pour tout dire, je l’ai pas senti pas très tranquille. Comme s’il guettait un gars qui le filait…

Le gars, c’était Jeffries qui, l’ayant retrouvé, s’était posté en embuscade pour le cueillir. Et c’est pourquoi Reno avait dû prendre la fuite de nuit avec son bourricot, Jeffries étant à mille lieues de penser qu’il se carapaterait à cheval sur un âne !

— Au fait, avait voulu savoir Summer après un court silence, c’est un gars recherché ?

Collins n’avait pas cru devoir répondre, mais avait demandé :

— Et selon vous, il a filé par où ?

Summer avait hoché la tête.

— Vers le sud, à mon sens. S’il est en cavale, je le vois pas se jeter dans la gueule du chef-lieu du comté ! Ça grouille de flics et ils sont sur les dents, depuis le grand bordel d’Oraculo !

— En effet, avait dit Jeff en pinçant son rebord de stetson. Encore merci !

Il était remonté en voiture et avait démarré en saluant le vieux et en prenant la direction du Sud.

 

Le Sud, pour qui connaissait le comté, c’était une sorte de grand jardin où s’étalaient des champs entiers de maraîchages. Un coin très vert, avec de petites routes à l’abri de grands arbres, où cohabitaient des villages coquets, entretenus aux petits soins, où s’étaient installées des familles de Mormons voilà juste trente ans.

En fait, on les croyait plus anciennement implantés tant ils faisaient partie du paysage et tant ils s’adonnaient à un discret et efficace civisme. Jamais d’ennuis avec ces gens, pas un pet de travers. A croire qu’ils faisaient leur police eux-mêmes, car aucun délinquant ne sortait jamais de leurs rangs. Un mystère pour Collins.

Ce qu’il savait, c’est qu’ils vivaient paisiblement du fruit de leur travail, selon des règles strictes dont Jeff avait eu quelque écho, mais sans en savoir plus. « Tant que tout se passe sans problèmes, à quoi bon mettre son nez dans les affaires des autres ? » se disait-il souvent.

Le peu qu’il en avait appris — le Révérend l’ayant briefé sur cette curieuse communauté, c’est que ces gens ne buvaient pas d’alcool ; ni thé, café ou même coca-cola (un comble pour Collins). Ils ne fumaient pas plus, et toute consommation de drogue leur était interdite. Là, Jeff était plutôt d’accord, encore qu’il ne vît pas ce qu’il y avait de mal à fumer un cigare.

La drogue, ça c’était autre chose, d’autant qu’elle emplissait cyniquement les poches de types tels que Reno, qu’il pourchassait. Cela dit, s’était dit Collins en roulant vers le sud, qu’allait donc faire dans ces parages un dealer comme Reno, un lieu plus qu’improbable pour y fourguer sa came ? Et à dos d’âne, en plus ! Un vrai casse-tête pour lui.

Une chose lui semblait évidente : ce n’était pas pour y faire son commerce, ou même pour y placer des filles, les Mormons étant plus qu’à cheval sur la virginité des dames au moment du mariage. Rien à craindre de ce côté-là. Mais alors, comptait-il s’y cacher ?

Peut-être. Ce qui laissait penser qu’il aurait eu dans la région des connaissances prêtes à l’aider. Mouais, tout cela était encore bien nébuleux et serait tôt ou tard confirmé ou peut-être infirmé.

Dans le premier village qu’il rencontra, il s’arrêta et gara sa voiture, en demandant à une jeune femme, vêtue pudiquement d’une longue robe qui lui couvrait les pieds et d’un corsage serré au cou, si elle n’aurait pas vu passer devant chez elle un type avec un âne. Inquiète, la femme tourna la tête vers sa maison.

A cet instant, la porte s’ouvrit. Un homme maigre, aux allures de fermier, apparut sur le seuil, lançant un œil sévère à son épouse, ce qui eut pour effet de la faire rentrer illico à l’intérieur de la maison.

Collins s’adressa donc à l’homme, répétant sa question. Il s’entendit alors répondre que « le Seigneur croyait en la bonté des hommes, et même en la bonté de ceux qui voyageaient en chevauchant un âne, Jésus lui-même étant de ceux qui avaient voyagé à dos d’âne. »

— Je n’en doute pas ! avait grimacé Jeff. Je veux seulement savoir si vous avez croisé cet homme : grand, blond, avec un sac à dos ?

Comme il parlait, Collins avait surpris les yeux du gars figés sur son insigne. Hypnotisé, comme interdit d’avoir affaire à un shérif. Peut-être qu’il n’en avait jamais vu un, ce plouc, et qu’il devait prendre le temps d’intégrer cette donnée. 

Peut-être que la police n’annonçait rien de bon pour lui, en quoi il n’avait pas tout à fait tort. Ses yeux s’étaient voilés d’une vague inquiétude. Il semblait réfléchir. Collins pensa que le fermier tentait de dénouer en lui un putain de conflit : dire ce qu’il avait vu, ou garder le silence ?

Selon le Révérend, cette communauté avait une vision très tolérante de l’Homme, pour ne pas dire béate. Soupçonner l’autre ne semblait pas de mise chez elle. Et dénoncer ou livrer l’autre à la police non plus. D’où le dilemme, couvé par ce bouseux.

— Eh bien, ce gars, vous l’avez vu ? reprit Collins, d’un ton amène.

Il n’était pas question de le brusquer. Mais l’autre avait bronché, sortant de son hypnose.

— Peut-être bien, il y a une semaine de ça ! avait-il dégoisé. Une semaine, c’est ça, ça me revient maintenant… Même qu’il nous a demandé de l’eau, à Beth et moi ! On a bien vu qu’il avait faim aussi… Il a eu droit à un quignon !

— De l’eau, du pain, d’accord ! Et il est reparti, après ?

— Ben oui !

— Il n’aurait pas des fois trouvé un gîte dans le village ?

— Ça, non ! Chez nous, les étrangers passent leur chemin ! Et lui n’était pas décidé à s’arrêter !

— Je vois, avait dit Jeff. Merci d’avoir coopéré !

En remontant dans sa voiture, il s’était dit qu’avant de repartir, il irait faire un tour au temple qu’il avait repéré au moment de son arrivée. Peut-être qu’il y glanerait quelques infos. Peut-être aussi que l’homme de Dieu mormon serait plus bavard que ses ouailles. Mais non : échoppes et temple étaient caroubles. Personne dans les rues, que lui. Il avait donc repris sa route.

En fait, il avait eu mille fois raison de poursuivre son chemin. La chance avait tout l’air de s’être assise lascivement dans son pick-up. Une sacrée chance dont il n’aurait de cesse de casser les oreilles d’Emy. Et les nôtres, bien sûr, avec cet air faraud du matamore ayant, avec une seule balle, abattu un bison. Ça oui, il n’aurait pas fini de nous enquiquiner en nous ressassant mille fois son histoire.

On était au moment de midi ; le soleil cognait fort. Jeff transpirait à grosses gouttes et cherchait un endroit à la fraîche. Il s’était arrêté en bordure d’un ruisseau, niché sous les ombrages, qui serpentait entre les champs et se perdait sous d’épaisses frondaisons. C’est là qu’il avait aperçu les deux gamins, les pieds dans la rivière, en train de patauger. Collins s’en était approché sans bruit, en marchant comme un Sioux.

D’un coup, les deux garçons avaient levé la tête, surpris par son apparition. Un court instant, les deux gamins s’étaient figés comme si le diable leur était apparu. Collins avait noté leur incrédule stupeur.

— Elle est bonne ? avait-il demandé, en montrant l’eau de la rivière.

— Ça dépend, m’sieur, avait lancé le plus déluré des morveux.

Un gosse avec des épis sur la tête et une multitude de taches de rousseur qui criblait son visage. Un p’tit malin, vu son regard fouineur et son sourire mariole.

L’autre gamin avait des airs de mongolien. Enfin, il n’en était pas loin. Pas très fûté, vu le large et benêt sourire qu’il avait décoché à Jeff.

— Vous pêchez les grenouilles ? avait poursuivi Jeff.

— Les écrevisses, avait rétorqué le futé. Tenez, on a déjà une bourriche pleine !

Et il l’avait tirée de l’eau et montrée à Collins.

— Bravo ! Y’a aussi du poisson ?

— Du fretin par ici. Mais les plus gros poissons sont en aval où l’eau est plus profonde… Mais ça, c’est Giaco qui le dit !

— Giaco ?

— Giacomo ! Un gars arrivé au village, y’a d’ça une bonne semaine ! Il s’est installé guère plus bas, au bord de la rivière, dans une sorte de hutte ! Il nous a fait jurer que c’était un secret entre nous et qu’il était tout prêt à nous montrer où attraper de grosses truites, pour peu qu’on garde Willy et moi nos langues… Hein, Willy, que c’est vrai !

— Como, Como, Como, répétait l’autre, écrasant l’eau du plat de ses deux mains, avec des yeux ouverts comme des soucoupes.

— Même qu’on a caressé son âne et que Willy a voulu le monter, avait ajouté le finaud. Du coup, Giaco lui a fait faire un tour le long de la rivière !

Un âne ! Bon sang, il n’osait pas y croire ! Reno, alias Giacomo Di Letto, ayant émargé à l’Eden Motel, se cachait là, tout près, et à portée de main ! Incroyable mais vrai ! Il venait de l’apprendre à l’instant, grâce à ces deux gamins, qui lui indiqueraient le lieu où se terrait Reno, pour peu qu’il sût les prendre dans le bon sens du poil. Il n’aurait plus alors qu’à cueillir Reno-Giacomo et qu’à le ramener, menotté, à Patville.

— Même qu’il nous a donné des hameçons ! avait repris le copain de Willy. Et pas des p’tits, ça non ! De ceux qu’on trouve uniquement dans les magasins du chef-lieu ! Et du fil de pêche, du gros et du solide ! Il a même réparé l’épuisette de Willy ! Dites, m’sieur, vous connaissez Giaco ?

Collins avait souri.

— Bien sûr que je connais Giaco ! Je voulais justement lui parler…

Le gamin s’était tu, comme s’il réfléchissait, puis il avait lâché :

— Ouais, mais lui, il ne veut voir personne !

Jeff avait percuté très vite. Le gosse, avec ses yeux de fouine, sans l’air d’y toucher, était en train de négocier. Donnant-donnant, qu’il semblait dire. Oui, mais que voulait-il au juste en échange du lieu où Reno se planquait ?

Il finit par comprendre quand il surprit les yeux du gosse fixés sur son insigne.

— C’est mon insigne que tu guignes ?

— Oui, m’sieur.

— Guide-moi d’abord jusqu’à Giaco et tu l’auras pour récompense !

— Ça marche, dit le futé. Vous me suivez ?

Willy, sortant de la rivière, avait poussé de drôles sons. Il s’était mis à galoper dans le sillage de son copain, battant des mains, tout à sa joie.

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Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

 

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