Covid-19 : Patville Le Feuilleton | Chapitre 16 | Jeff ou le Révérend

Patville Le Feuilleton, un journal fiction, écrit par Yves Carchon, en temps de la pandémie du coronavirus Un nouveau chapitre à suivre, tous les vendredis.

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Patville, Journal en temps de coronavirus

Chapitre 16 : Jeff ou le Révérend 

En quelques jours, Patville avait retrouvé son allure de village ordinaire. Enfin presque, si l’on excluait les énormes dégâts dans pas mal de maisons, les morts que les familles pleuraient et les routes défoncées par le flux incessant du torrent ayant tout emporté sur son passage. La rivière avait repris son cours paisible, comme si, après une grosse colère, elle préférait se taire et retrouver son calme. On l’avait entendu se prélasser et bruire, en bas de la tannerie, quand Jim et moi y étions retournés.

Ayant appris que Paco et ses frères avaient failli mourir noyés, on voulait voir là-bas l’ampleur des dommages et mesuré si la tannerie était encore debout. Déjà que le Cactus’ Bar avait morflé et que, du coup, il avait dû fermer pour cause de sinistre. C’est Mr O’Hara qui avait sorti ce mot-là à Jim, un matin, debout devant la glace, alors qu’il se rasait.

Sinistres : c’est ainsi que les compagnies d’assurance appelaient les importants dégâts occasionnés par une tempête ou une inondation. Un mot qui résumait assez le lugubre des choses. Tendant l’oreille, je m’étais demandé si Pa et Ma avaient assuré la maison et le hangar où la voiture de Pa était garée.

Pas sûr. Faudrait que je demande à Ma. « Les bêtes aussi doivent figurer sur le contrat », avait poursuivi Mr O’Hara en se passant une serviette humide sur le visage. Et là, j’étais encore moins sûr que nos cochons, nos vaches, nos poules aient jamais été assurées. Mais bon, notre maison avait tenu le coup, et c’était là le principal.

Avant d’aller à la tannerie, on avait voulu voir dans quel état se trouvait le bureau de Collins et si surtout Emie avait rejoint son poste. Quand on parlait de poste pour Emy, c’était toujours en rigolant, car Jim, à chaque fois, se payait le toupet d’ajouter : son poste d’observation, et là, on se tordait de rire.

D’autant que l’on pensait à une Emy juchée sur d’authentiques talons hauts et qu’elle semblait nous regarder de sa hauteur, pareille à une vigie. Donc, nous étions passés, et une fois sur le seuil, la porte étant ouverte en grand, on avait pu surprendre Emy qui épongeait au sol, avec une serpillière, les dernières flaques de flotte stagnant dans le bureau.

Elle était à genoux et nous tournait le dos. On avait donc chacun une vue imprenable sur ce qu’il fallait bien nommer son magnifique cul.

Au bout d’un court moment, Jim avait vaguement toussé pour signaler notre présence à une Emy en nage. Emy avait tourné la tête.

— Oh, c’est vous, les garçons ! Eh bien, on peut appeler ça : tomber à pic ! Jim, prends donc ce balai ! Et toi, Lenny, tu vois ce seau ?

Mais Jim avait joué les cul-bénis, disant effrontément que nous devions aller aider les démunis au temple et que le Révérend nous attendait.

— Ah, oui ! Eh bien, allez aider, alors !

Elle s’était remise à l’ouvrage, se penchant vers l’avant et nous offrant sans fard et sans manières son courbe popotin. Enfin, pas tout à fait, puisqu’une fine robe le recouvrait. Une robe assez moulante, qui nous faisait savoir à quoi bon s’en tenir. On l’avait juste reluquée avant que de filer, sans demander notre reste. Evidemment, on s’était bidonné, quand on avait tourné le coin de la rue, rien qu’en pensant au postérieur d’Emy.

On en avait déduit que, si elle était seule, Collins était parti en chasse, en quête d’un gibier nommé Reno. A tort. La veille, Mr O’Hara avait appris de la bouche de Cushing que lui et le shérif Collins avaient reçu une convocation des services du comté pour régler une affaire d’importance.

Si donc Reno réapparaissait, il pourrait se la couler douce, m’avait dit Jim. « Sans bâtons dans les roues pour continuer son trafic ! » avait-il précisé. Oui, mais y’avait un hic. On avait su que Jeff Collins, après un entretien téléphonique avec le vieux Cooper des Terres Hautes, était tombé des nues en découvrant le pot aux roses. Oraculo s’était bel et bien mutiné et le comté devait écraser coûte que coûte cette révolte. D’où le voyage express de Jeff et de Cushing jusqu’au comté.

En d’autres temps, selon beaucoup, il y avait eu déjà de grosses mutineries ici ou là, mais qui s’étaient réglées avec la poigne requise, et aussi dans le sang. Les O’Hara, les Samuel, les Holy, même Paco l’Indien, pouvaient en témoigner. Des échos qu’ils en avaient eu, mais qui restaient gravés dans les esprits.

Et ces révoltes s’étaient produites ailleurs, loin du village, sauf une, ancrée encore dans les mémoires et pour laquelle Collins avait parlé d’un « bain de sang ». Ça disait bien ce que ça voulait dire, un bain de sang, et on voyait très bien du sang partout. Même que certaines femmes, ayant ouï dire ces tueries, refusaient d’entendre les hommes évoquer ces horreurs, préférant quitter la tablée tout en se bouchant les oreilles.

« Que faire contre des brutes à moitié enragées et assoiffées de sang ? » avait remarqué Ed, le fataliste patron du Cactus’s Bar. « Rien, absolument rien ! ». Et il avait baissé les bras, pas tant en redoutant la déferlante des bagnards que pour cette eau qui avait emporté toute sa terrasse. « — Tu te trompes, Ed Rogers, avait répondu le bretteur Mr O’Hara (ça, c’était Jim qui avait trouvé ce mot-là dans Robert Stevenson).

Nous avons les moyens d’arrêter ces furieux ! Il nous reste la Loi, avec son bras armé : l’Armée ! » Et c’était vrai que les révoltes passées, aux dires des plus anciens, avaient été matées férocement par la cavalerie, qui avait laissé peu de survivants.

On avait dû attendre le retour de Cushing et Collins. Mais le suspense n’avait pas trop duré. Une fois rentrés à Patville, Cushing et Collins avaient tenu une réunion publique pour avertir les villageois de ce qui se tramait au bagne. Le but était de rassurer les ploucs que nous étions, en assurant que très bientôt nous verrions débouler des camions de gaillards en tenue de soldats et armés jusqu’aux dents, qui traverseraient le village pour aller écraser ces bagnards de mes deux.

C’était Cushing qui tenait le crachoir et usait volontiers de vocables éloquents pour faire savoir que la situation était entre de bonnes mains. Le verbe conquérant avait toujours rallié les foules. En politique local ayant de la bouteille, il le savait.

Plus les mots étaient drus et virils, plus le troupeau suivait, certain d’être mené par un vrai chef. Collins, qui paradait à son côté dans son costume de shérif, — qu’il avait dû porter pour aller au comté, avait moufté que dalle. Il palpait son chapeau ou regardait ses mains, en attendant que Jo ait fini son laïus. Mais on sentait que la situation était préoccupante pour lui.

Plus tard, il confierait à son incomparable dactylo, qu’il n’avait rencontré là-bas que « des putains de bureaucrates, assis sur leurs gros culs, fumant de gros cigares et se foutant royalement du village de Patville. » Ce qu’ils cherchaient, c’était d’abord et avant tout de réduire à néant cette foutue racaille d’Oraculo et d’étouffer rapidement dans l’œuf leur insane révolte.

Pas de quartier, qu’ils avaient dit. Ils s’étaient emportés sur Blackstone, le regardant comme un putain d’incompétent se saoulant au mezcal. Heureusement qu’il y avait Murphy là-bas ! Ils n’avaient pas tari d’éloges sur lui. Faut dire que c’était lui qui avait alerté les pontes ! Ah oui, une chance qu’ils l’avaient sur place pour négocier avec ces diables de mutins !

« Ah oui ? Mais c’est qui ce Murphy ? », avait voulu savoir Emy, au soir. « Le gardien-chef d’Oraculo ! » avait dit Jeff.  Mais elle avait voulu en savoir plus, à quoi servait un gardien-chef, enfin ce genre de choses, ce qui avait énervé Jeff qui, lui, voulait souffler et oublier tout ce bordel.

« Emy, avait-il imploré d’une voix de martyr, si tu veux m’être tout à fait agréable, pourrais-tu faire deux choses ce soir : me servir un whisky et m’aider à ôter ces foutues bottes qui me compriment les pieds ! ». Que n’aurait-elle pas fait pour lui ? — Mais oui, mon Jeff ! Attends, j’éteins mon gaz et te rejoins ! » Une fois en piste, Emy s’était tournée en chevauchant la première jambe de Jeff et en ôtant une botte. « — Dieu que c’est bon ! A l’autre maintenant ! Demain, avait-il ajouté, tu me taperas le rapport sur la visite que Jo et moi avons fait au comté ! »

Une fois rentré à la maison, j’avais parlé de ce qui s’était passé durant la réunion avec Cushing, Pa refusant de se compter parmi les partisans du maire et dédaignant toujours ce ramassis de ploucs, comme il disait. « Bon sang, s’ils envoient les trouffions, c’est toujours ça de pris ! Mais j’ai idée qu’un bon fusil nous servira toujours ! avait commenté Pa. Hein, Ma, qu’en penses-tu ? » Ma n’avait pas daigné ouvrir la bouche mais sa mimique du menton en disait long.

Après la soupe, Janis avait pouffé de rire parce qu’une fourmi s’était posée sur la caquette de Pa et qu’elle trottait à grande vitesse sur le rebord de sa visière. « Elle est vraiment tarée, cette pisseuse ! » avait dit Pa, en observant Janis d’un œil mauvais et sans bien sûr comprendre son hilarité. Moi, j’avais dû filer vers la cuisine, tout secoué de rire, craignant de ramasser une nouvelle torgnole.

Le lendemain, sur le seuil de sa porte, chacun des villageois attendait l’arrivée de l’armée. Certains avaient tenu à honorer la troupe qui ne tarderait pas à se pointer, en tendant à l’entrée du village, entre deux maisons de la rue principale, une banderole où il était écrit : Bienvenue aux libérateurs. Mme Holy et les dames patronnesses avaient confectionné de sémillants petits drapeaux aux trois couleurs de l’Amérique, qu’elles comptaient bien distribués aux villageois. Ed, le patron du Cactus’Bar, avait repris du pep, pensant qu’il se ferait peut-être des couilles en or en fourguant des hot-dogs aux badauds de Patville, venus ovationner la troupe. « Oui, mais avec dedans plein de ketchup ! » avait tenu à spécifier Janis. Jim avait préféré mettre une option sur la moutarde.

Mr O’Hara et bien d’autres avaient trouvé ça dérisoire, pour ne pas dire franchement ridicule. Nous les premiers, Jim ayant évoqué l’idée d’organiser une kermesse avec barbes à papa, saucisses-frites, burgers et troupe de majorettes. 

« De quoi se rincer l’œil, » avait dit Jim en pensant aux gambettes des filles. D’autres s’étaient mis en tête d’arborer leurs improbables tenues de supporters de roller-ball, sachant que le derby devrait être diffusé sur NBC dans la semaine. « De vrais tarés, avait lancé Jo le Cinglé, en glaviotant.

Et il n’avait pas tort. Jim me disait parfois que l’Amérique était un vrai barnum à ciel ouvert. J’avais fait le malin, faisant celui qui comprenait, mais j’avais regardé dans un dico ce que barnum signifiait. Et, justement, ça venait d’un grand cirque ayant traversé le pays, pour y montrer des bêtes, des jongleurs et des clowns. A voir les villageois piaffer dans l’attente de l’armée, Jim avait mille fois raison : notre pays était un cirque à ciel ouvert.

C’est justement ce cirque-là qui emmerdait Cushing. Il aurait préféré de loin profiter d’une main d’œuvre agissante pour remettre Patville en bon ordre, — l’indispensable ayant été réglé par les équipes du comté. Imaginer les villageois applaudir au passage de la troupe, comme un 4 juillet, Jour de l’Indépendance, lui donnait des boutons.

Il se disait aussi qu’après l’inondation, cet engouement tout populaire apparaissait comme un sursaut utile et salutaire pour dédramatiser les choses. Collins d’ailleurs avait eu droit avec Emy à un vrai enthousiasme de sa part. « Il faut fêter leur arrivée, qu’elle prétendait. Après tout, s’ils vont se faire trouer la peau, c’est pour nous protéger, hein, Jeff ? On leur doit bien une petite fête !». — C’est sûr ! avait répliqué Jeff. Mais c’est aussi leur job !

En fait, ce qui préoccupait Collins, c’était évidemment la disparition de Reno. Selon Emy, une fois que le village avait été remis à sec, il s’était rencardé auprès du dénommé Jeffries, second de J. Cooper qui, sur les ordres de son patron, avait pisté Reno. Une telle rencontre n’avait pu avoir lieu qu’avec l’absolution du vieux des Terres Hautes. Et ça s’était passé dans le bureau de Jeff.

Jeffries n’était pas homme à s’épancher, ça non. Collins s’était donc vu contraint de lui tirer les vers du nez. Après bien des palabres, Jeff avait vite compris que Reno, se sachant surveillé, avait joué les filles de l’air un beau matin, s’éclipsant de la chambre du motel où il avait dormi, en sortant prestement par derrière, faussant ainsi bellement compagnie à Jeffries qui l’attendait dans sa voiture, dans la cour du motel.

Disparu, envolé, en laissant sa bagnole en carafe, qui s’était avérée n’être qu’une vulgaire tire de location, qu’on avait réservée sous le nom de… Cooper. Un pied de nez comme seul Reno savait en faire ! Jeffries, pas fier, avait fait son rapport au vieux qui l’avait engueulé et même jeté dehors, tant il était furieux.

Comme Cooper avait le bras long, il avait fini par savoir qu’une personne influente hébergeait cet escroc de Reno. Et qui, je vous le donne en mille ? Un responsable des services du comté ! Pas plus, pas moins. Le vieux n’avait pas pu en savoir plus.

Et il rongeait son frein, ayant missionné sur le coup, sans once de rancune, un Jeffries pardonné, avec l’espoir qu’il obtiendrait des infos plus précises. « Surtout, tu mets les formes pour soutirer plus de détails sur la protection de Reno ! Je ne veux pas d’impair ! » avait grogné le vieux. Et il avait lâché Jeffries comme un bon chien fidèle.

Le même jour, Jeff avait eu Cooper au téléphone.

— Si vous voulez user de votre insigne de shérif, c’est le moment ! avait tancé Cooper à l’autre bout du fil. Ce salopard bénéficie de protections honteuses ! Je me demande si nous sommes bien encore en Amérique, Collins !  J’étais loin de penser que ce foutu pays était à ce point gangréné !

— Monsieur Cooper, avait répondu Jeff. La gangrène, comme vous dites, est surtout en haut lieu. Je crois que mon insigne n’aura pas à rougir de l’arrestation de Reno ! Elle ne saurait tarder ! Je suis plus que jamais déterminé à le boucler, même si des protections puissantes lui sont acquises !

— N’oubliez pas que Jeffries est aussi sur le coup !

— Je sais, avait soupiré Jeff.

Il aurait préféré de loin oublier le second de Cooper ! Mais comment dire au vieux que la présence de Jeffries créait plus de problèmes qu’elle n’en solutionnait ? Il suffisait de constater combien sa filature avait foiré ! En quittant le motel, Reno savait que désormais il était recherché, ou que du moins on voulait mettre la main sur lui. Pas facile de coincer une bête aux abois !

— De toute façon, avait repris Collins, Reno ne pourra pas rester longtemps terré ! Dès qu’il sortira de son trou, je lui mettrais la main au collet !

— Dieu vous entende ! avait conclu Cooper.

« Le téléphone raccroché, Jeff et moi nous sommes demandé en quoi Dieu pouvait bien nous entendre », avait tenu à rapporter Emy le lendemain du coup de téléphone. Même qu’elle avait tenu à nous livrer le fond de la pensée de Jeff. Ce même jour, il l’avait prise par les épaules avec un rien de gravité. En l’écoutant, nous voyions bien la scène, Collins face à Emy, mais elle s’était lancée et on comprenait bien qu’elle était encore toute chamboulée.

« Vraiment, ça faisait drôle de l’entendre, les garçons, quand il m’a dit : Emy, tu sais, je reste convaincu que Dieu n’a rien à voir avec tout ça et qu’Il se fout des hommes et de leurs pataquès. C’est à eux seuls que revient le boulot infini d’améliorer les choses, à eux de faire en sorte que le monde tourne rond, si possible pas trop mal !

Enfin, c’est là mon opinion, Emy ! Vous imaginez, les garçons, le coup que ça m’a fait ! J’ai toujours fréquenté le temple, depuis mon plus jeune âge, et de savoir de la bouche de Jeff que Dieu se moquait bien des hommes, ça m’a vraiment sonné !»

Ça l’avait d’autant plus frappée, que ce même jour le Révérend, au moment du sermon, dans un temple rescapé du Déluge et protégé par la mansuétude du divin Seigneur, avait rendu hommage à toutes les victimes et demandé à Dieu que toutes ces âmes soient accueillies par Lui avec amour et compassion. Les dames patronnesses avaient chanté en chœur, avec des voix si angéliques qu’Emy, assise au premier rang, s’était mise à pleurer. Le révérend, après l’office, l’avait gentiment retenue par le bras. « Tu sais, avait-il chuchoté à l’oreille d’Emy, Dieu te regarde ! »

Alors, une incroyable tempête s’était levée dans la tête d’Emy. Qui lui fallait-il croire : Jeff ou le Révérend ?

 

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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Bernie
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8 commentaires

  1. La tempête dans le crane d’Emy n’est pas pres de se calmer .
    La façon d’haranguer les foules me rappelle quelqu’un même si un certain nombre d’années se sont écoulées .
    Bonne journée Bernie

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