Journal en temps de coronavirus: Patville Le Feuilleton, un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. Retrouvez l’intégralité du chapitre 10 « Un petit gars du Sud». A suivre tous les vendredis.
Patville, Journal en temps de coronavirus
Chapitre 10 : Un petit gars du Sud
Le camion était prêt. Un gros camion de victuailles destiné à Oraculo, qu’il livrait une fois par semaine. Reno avait suivi le chargement d’un œil distrait, en tétant son cigare. L’héro était déjà à bord, tout au fond du camion, dans un caisson à bières ne payant pas de mine.
Par prudence mais aussi par superstition, il opérait toujours de même : charger la came avant de remplir le camion à ras bord. Il savait qu’en cas de contrôle, ça dissuaderait les flics de se lancer dans une hypothétique fouille. Trop fastidieux ! Même le shérif le plus buté lâcherait l’affaire. Enfin, c’est ce qu’il s’était dit, ne pensant pas qu’un jour il tomberait sur un bec.
C’est vrai aussi qu’il n’y avait jamais de fouille, jamais aucun contrôle sur son trajet. Pour cause ! Dans ses accords passés avec Murphy, le bras droit de Blackstone, les choses avaient été très claires : il avait carte blanche. Blackstone, omnipotent maître du bagne, lui avait donné toute latitude pour se livrer tranquillement à son commerce. Mais malgré tout, en petit gars du Sud ayant connu pas mal de déboires, Reno n’était pas homme à croire en la bonté humaine, ni même à faire confiance à des gars comme Blackstone.
Son enfance miséreuse dans le Mississipi lui rappelait sans cesse combien il avait été confronté très jeune à la lutte pour la vie. Impitoyable lutte où sa confiance envers les autres était restée très limitée. Il se méfiait de son prochain comme de la peste. Et il avait appris que les plus sûrs accords passés ne tenaient pas longtemps. Comme disait son vieux père : « Les accords ne sont faits que pour ceux qui y croient. » Et il n’avait pas tort, la vie s’étant chargée de lui montrer combien son vieux avait raison.
Quand il était sur le départ, lorgnant du coin de l’œil les hommes de peine qui chargeaient, des souvenirs lui revenaient, comme des clichés tout écornés : l’image de son père, fermier et éleveur de poules ; ses premières livraisons de volailles et d’alcool de maïs ; le maquignon qu’il était devenu en vendant des chevaux, volés le plus souvent, mais que lui revendait, sans se soucier d’où ils venaient…
Et ce trafic de Winchester qui lui avait rapporté gros !
Un max, même !
C’est grâce à ce pactole qu’il avait pu se payer son camion et commencer ses livraisons dans les prisons et hôpitaux de pas mal de comtés. Il avait eu souvent affaire à des infirmières-chef ou des matonnes-chef, toutes séduites par sa joviale faconde et son minois d’acteur. « Une gueule de cinéma, qu’elles lui disaient », en caressant sa joue. Ça s’était pas mal goupillé son affaire et il l’avait rapidement développée, arguant qu’il travaillait déjà pour telle prison ou pour tel hôpital.
Il avait eu une aventure ou deux, autant pour le plaisir que pour asseoir son ascendant et élargir son territoire. Sans état d’âme aucun, il s’était dit qu’on ne réussit pas sans mouiller la chemise. Ça lui avait ouvert des portes, ses deux soutiens occupant toutes les deux des postes stratégiques dans l’intendance.
Dans son commerce de carabines, Reno s’était frotté à un tout autre monde et avait débusqué au fil de ses rencontres — sans vraiment le comprendre, l’âme de l’Amérique. Au fil de ses échanges avec les acheteurs, il lui était vite apparu que posséder une arme à feu participait d’une relation étroite avec ce qui fondait la grande nation américaine.
Évidemment, il n’avait pas élaboré avec clarté une telle réflexion, mais il avait senti confusément ce lien. Il s’était dit qu’il touchait là à quelque chose d’inhérent à la fibre autochtone, à un réflexe qui remontait au temps de l’installation des colons.
Il revoyait aussi l’époque où, encore jeune enfant, il avait assisté dans son Etat du Sud aux pendaisons des Noirs et au tragique spectacle de leurs femmes violées et de leurs cases brûlées. Reno connaissait bien la haine et la sauvagerie humaines, combien violence et crimes ne demandaient qu’à éclater ou être perpétrés.
Cette prise de conscience l’avait précocement armé contre le monde et l’avait en partie guidé à faire des choix. Pas forcément les bons, mais c’étaient bien les seuls qui s’étaient présentés à lui.
Aujourd’hui, il disait volontiers qu’il s’était fait tout seul, à la force du poignet, et que son entreprise avait pris peu à peu une sacrée envergure. On pouvait même la regarder comme une grande réussite. Parti de rien, il avait prospéré à force de travail et de talent. Il était devenu un authentique self made man, un vrai Américain vivant de son business.
Mais ces propos grandiloquents, c’était pour la gloriole. Quand il se retrouvait avec lui-même à mâcher son cigare, il savait bien qui il était resté : un pauvre gars du Sud venu de son Mississipi natal qui s’en était sorti tant bien que mal.
Le chargement de bouffe ayant été fait dans les règles, Reno avait fermé les portes arrière de son camion. Il avait jeté son mégot de cigare avant d’aller chercher une bouteille de soda au drugstore du coin. Puis il était allé s’asseoir sur une chaise en plastique, traînant sur l’aire de la station-service de son ami Diego, dans le seul but d’attendre les deux filles qui avaient du retard.
Deux jeunes poulettes qu’Irma avait choisies pour le voyage d’Oraculo. Deborah et Audrey. Irma, matrone obèse possédant un cheptel avenant, était la mère maquerelle qu’il avait contactée quand Murphy avait commandé des filles pour satisfaire les brutes d’Oraculo.
Depuis, Reno en avait vu passer des mômes, ça oui ! De belles filles, avec ce qu’il fallait pour enflammer les cœurs et tout le reste. Un arrache-cœur de voir ces gosses finir entre les pattes des détenus. C’était comme de donner du caviar aux cochons, qu’il ruminait souvent, Reno, en larguant sa pulpeuse cargaison sous le regard concupiscent des rustres.
En attendant, il fit signe à Diego, assis plus loin dans sa cabine, qui guettait le client. Le vent poussait de gros nuages en direction d’Oraculo, plus noirs que la fumée sortant des trains qui marchaient au charbon. Souvent, quand il avait franchi le seuil du désert, le temps tournait d’un coup. Il pensait rencontrer la pluie et c’étaient des nuages de sable qui accompagnaient son parcours. D’autres fois, le soleil s’éclipsait et la pluie arrivait, fouettant la piste avec violence et ruisselant sur le pare-brise de son camion.
Reno, quand il partait livrer le bagne, ne pouvait donc jamais prédire le temps il y ferait, ni même sous quels auspices il renouerait avec les sommités du bagne, les Blackstone et Murphy. Ces gars étaient vraiment à part.
Ce qu’il avait noté aussi, c’est que le mauvais temps était souvent de la partie là-bas et qu’avec lui régnait un climat très tendu entre les murs d’Oraculo. Une tension électrique, pareille à ces ondes palpables qui annoncent un orage imminent. Sans la discipline de fer que Blackstone exigeait, pas sûr que ce chaudron bouillant ne fût pas à deux doigts d’exploser.
Alors qu’il observait Diego sortie de sa cahute pour faire le plein d’un pick-up à l’arrêt, une subite pensée se ficha dans un coin de sa tête, comme une écharde dans un doigt. Un problème à traiter.
Pire même : un très délicat sac de nœuds, qu’il lui faudrait élucider au risque de perdre sa crédibilité aux yeux de Murphy et Blackstone. Et qui disait perte de crédibilité, disait perte de confiance et donc un sérieux coup porté à son commerce. Et ça, Reno voulait l’éviter à tout prix. Une franche explication s’imposait donc.
Il lui faudrait d’abord raisonner Hayes, qu’on surnommait Le Rat, qui devait être furax et attendait toujours la livraison d’Alan qui lui avait été promise. Une sale histoire, la mort d’Alan : non seulement Alan avait percuté un pylône, mais les sachets de coke, censés être livrés là-bas, avaient bel et bel disparu. Qui avait mis la main dessus ? Mystère.
Et ça, il devrait l’éclaircir très vite. Et le plus tôt serait le mieux. Pour dénouer ce sac d’embrouilles, il lui faudrait le soutien de Murphy et sa présence à son côté quand il affronterait Le Rat. Pas question de parlementer seul à seul avec lui ! Dément comme il l’était, Le Rat était capable de le planter. Reno redoutait donc le pire. « Peut-être, se dit-il, devrais-je en référer à Blackstone lui-même ». Oui, ça limiterait Le Rat dans sa folie.
Il soupira. Ça n’était pas gagné d’avance. Là-bas, il en fallait très peu pour que tout parte en vrille. Et vite, très vite. Faut dire aussi qu’ils étaient tous à vif dans ce pénitencier en plein désert. Qui n’aurait pas péter les plombs ? Il préféra n’y plus penser. Une fois là-bas, il verrait bien !
A hauteur de la pompe à essence, le pick-up était reparti ; Diego était assis derrière les vitres de sa cahute. Reno aurait pu attendre les filles avec lui, d’autant qu’il y avait toujours à l’intérieur une musique en fond sonore. Du blues, essentiellement, sur un vieux transistor, branché du matin jusqu’au soir, que Diego ne cessait d’écouter en boucle.
Mais Diego était très bavard et Reno préférait bien souvent vider seul son soda dans son coin. C’est pourquoi il s’était installé à l’écart, loin du bagout de son pote Diego.
Né pas très loin de Santa Fe, Diego était arrivé dans la région sans un sou en poche. Il avait trouvé ce job de pompiste qui lui allait bien. C’était un très gros lecteur, Diego, qui en connaissait des tonnes sur toutes les légendes du Far West.
Un vrai puits de science. Reno s’étonnait toujours de son incroyable mémoire. Retenir autant de noms et autant de faits l’avait toujours scotché. Ains, les Custer et les Belle Starr n’avaient aucun secret pour lui. Sans parler de Sitting Bull ou de Buffalo Bill, qui, en fin de parcours, s’étaient retrouvés à devoir faire leur numéro dans un cirque itinérant. Diego avait un faible certain pour Davy Crockett et une passion pour Billy the Kid, ce célèbre hors-la-loi arrêté par Pat Garrett au Nouveau-Mexique.
C’est d’ailleurs de cet Etat qu’était venu Diego. Avec un tel gars, pas moyen de s’ennuyer, d’autant qu’en écoutant ses histoires, pendu à ses lèvres, on était bercé en arrière-fond sonore par les chouettes tonalités de John Lee Hooker ou la non moins sublime contrebasse du grand Willie Dixon.
« Tout ça, c’est bien joli, mais ça ne règle pas mes ennuis du moment », avait cogité Reno. Qu’Alan fût mort brutalement était certes un problème. Il perdait avec lui une sorte d’associé, même si l’appellation était plutôt exagérée.
Car Alan n’avait jamais rien contrôlé, ni n’avait même jamais été traité comme un véritable associé. Reno l’avait toujours manipulé, et d’autant plus quand le jeunot s’était lancé dans la défonce. Dès le début pourtant, le deal avait été très simple entre eux : Reno fournirait de la coke à Alan qui la revendrait en solo à Oraculo, sans dire qu’il connaissait Reno ; le fruit de cette vente reviendrait à Reno dans sa totalité, lequel verserait à Cooper un maigre pourcentage sur celle-ci.
Pour Reno, l’intérêt de passer par Alan résidait dans le fait de simuler une fausse concurrence auprès d’Oraculo et de pouvoir ainsi faire le yoyo avec le prix de vente, d’autant qu’ils ne proposaient pas la même dope. Mais à la fin des fins, tout finissait dans les poches de Reno, excepté la portion congrue destinée à Alan.
L’ennui, c’est qu’une telle entente avait duré un temps. Très vite, Murphy avait compris qu’Alan était de mèche avec Reno. Il n’en avait rien dit au Rat, préférant se garder une carte dans la manche.
Mais les choses s’étaient sues et avaient circulé comme une traînée de poudre, pour parvenir bientôt aux oreilles du Rat. Là, le caïd avait donné de la voix, en menaçant de s’adresser à d’autres fournisseurs. Reno avait été contraint de réviser ses prétentions.
Son vrai souci n’était donc pas la mort prématurée d’Alan, même si celle-ci l’avait surpris. C’était la perte du chargement de coke qui lui donnait de gros tracas. En retrouver la trace — après sa livraison au bagne, serait donc la première des urgences.
C’était la première fois qu’on le doublait, aussi. Et faire main basse sur son commerce, fallait oser ! On lui avait parlé brièvement d’un gars nommé shérif et qui était censé faire respecter la loi dans la région. Mais ce type-là ne pouvait être dangereux, puisqu’il était la créature de Joe Cushing.
Le même Cushing qui boulotait dans la main du chef-lieu du comté, lui-même en relation étroite avec Blackstone, chef avéré du bagne. Il lui faudrait chercher dans les quartiers déshérités de Patville, là où se fomentaient d’autres délits. La pauvreté, il le savait, n’engendrait bien que crimes et turpitudes. N’était-il pas lui-même du même bord ?
A cet instant, une voiture s’arrêta. En descendirent deux jeunes pouliches, aux longues jambes et plutôt court vêtues.
La voiture repartit. Reno, avachi dans sa chaise en plastique, leur fit un bref signe. Il les vit se pointer, juchées sur des chaussures à haut talon, moulées dans un semblant de robe qu’il trouva illusoire, tant leur déhanchement très pro lui laissait entrevoir de beauté. Les voir tanguer laissait toujours Reno béat, à deux doigts de l’extase.
Certains vibraient en voyant des carrosseries de bagnoles. Lui, c’étaient les beautés en mouvement. Ça le rendait tout chose, inexplicablement. Les filles avaient chacune une valise en main et, agrafé à leur visages, un large et éclatant sourire de pub pour dentifrice.
Elles s’arrêtèrent à un mètre de Reno, la mine un peu confuse, comme si elles s’attendaient à se faire engueuler.
— Si on a du retard, c’est d’la faute à Irma, osa Audrey d’un air crâne.
— Ah, ouais ! lâcha Reno.
— Voulait plus nous lâcher, minauda Deborah en crachant son chewing-gum dans le sable.
— Ah, bon ? J’ai comme idée que vous travaillez trop, les filles, lança Reno.
— Tu crois pas si bien dire, dit Audrey.
Reno sourit bien malgré lui. Il n’allait pas jouer les ronchons de service. D’ailleurs, il était plutôt cool de nature. Il pensait que ces filles, on devait les traiter comme des reines.
Les services qu’elles rendaient étaient plus que juteux, pour Irma comme pour lui. Chacun avait donc le devoir d’en prendre soin : Irma dans son boxon, lui dans son convoyage et Murphy à Oraculo. Oui, ces filles-là, c’était de l’or en barre, peut-être plus lucratif que la drogue.
Les observant tranquillement, il dut hélas en convenir : ces brins de filles, plantureuses à souhait, avec rondeurs où il fallait, c’était de l’authentique chair fraîche, pas de l’occase. De la jeunesse, ça oui ! La mère maquerelle avait bon goût. De l’expérience, aussi.
Un jour, Irma, sous couvert d’amitié, avait proposé à Reno de se servir sur place, d’en profiter en somme. Il avait refusé.
A ça, il ne voulait pas y toucher. Ça l’aurait débecqueté de devoir s’y résoudre, même si les arguments des belles étaient d’enfer. Il ne voulait pas mélanger les choses, et c’était tout. Son business ne pouvait pas s’accommoder de tels arrangements.
— On fait quoi ? dit Audrey.
— On s’en va ou on baise, lança l’autre.
— On y va, dit Reno.
Il s’était extirpé de sa chaise et avait pris leurs deux valises en mains. Puis il était monté à bord de son camion, pendant qu’Audrey et Deborah se hissaient sur le siège passager.
Quand il fit tourner son moteur, le ciel était tout noir. De sa valise, Audrey avait sorti une trousse à maquillage et Deborah lissait ses longs cheveux. Reno avait mis la radio où s’égrenaient les premières notes de Sweet Home Chicago. Tous trois, d’un même chœur, se mirent à chanter : Oh my days are so long, babe…
Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de « Riquet m’a tuer« , de « Vieux démons« , de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »
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Pas gai mais toujours bien écrit ! Bon lundi
oui, c’est très bien écrit
un peu sombre cette histoire, mais le « covid » l’est aussi….en tout cas passe un bien agréable dimanche
oui, triste période, bon dimanche