Covid-19 : Patville Le Feuilleton | Chapitre 18 | Les rats

Patville Le Feuilleton, un journal fiction, écrit par Yves Carchon, en temps de la pandémie du coronavirus Un nouveau chapitre à suivre, tous les vendredis.

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Patville, Journal en temps de coronavirus

Chapitre 18 : Les rats

Au faîte de ce qu’il croyait être une éclatante victoire et ne pouvant imaginer que cette couille molle de Murphy ait pu le manœuvrer, Le Rat lui avait arraché le téléphone des mains, à peine la communication finie. Puis il l’avait saisi brutalement, en lui tombant sur le paletot.

— C’est bon ! Va retrouver tes putes !

D’un geste, il l’avait renvoyé dans le quartier des filles, escorté par deux brutes qui le serraient de près.

En sortant du bureau, Murphy avait capté derrière son dos le rire d’hyène du Rat. Sachant combien l’autre était barge, il s’était attendu à recevoir une balle dans la nuque. Mais non : le Rat l’avait laissé sortir sans le couvrir d’insultes ou lui lancer un dernier trait perfide. Murphy en avait donc déduit que ce taré avait encore besoin de lui.

C’est en tout cas ce qu’il se racontait, sans doute pour garder espoir, sachant pourtant que le bagnard à tête de musaraigne n’obéissait à aucune cohérence, ni même à une quelconque logique, étant mû seulement par l’instinct de survie.

En son for intérieur, alors qu’il rejoignait son lieu de détention, une sourde jubilation était montée en lui car il avait senti que désormais il ne s’agissait plus que d’une question de temps et que la troupe déboulerait bientôt, dans les heures qui suivraient. Avec un peu de chance, il serait libéré sain et sauf. Mais rien n’était gagné d’avance, peu s’en fallait. Tout pouvait encore arriver, d’autant avec un allumé comme le Rat !

Vendre la peau de l’ours avant que de l’avoir tué n’avait jamais été dans les préceptes de Murphy. Il savait bien que le réel réservait trop souvent des surprises. Aucune situation n’était jamais certaine. Il ne croyait pas au destin, plutôt aux déficiences et à l’erreur humaine.

Le malheur qui tombait sur les hommes était souvent le fruit de leurs insuffisances. Il ne provenait pas d’une puissance divine ou de la Providence et toutes ces foutaises. Non ! C’étaient les hommes, rien que les hommes qui faisaient leur malheur, par manque de lucidité ou de sagacité.

Ce qui primait pour lui, c’était de se sortir de ce foutu pétrin, en sauvant si possible la peau des malheureuses filles partageant sa cellule, sachant qu’il ne pouvait déjà plus rien pour ce pauvre Powers, l’infirmier-chef d’Oraculo, qui était mort comme Blackstone, selon les dires d’un des bagnards qui le gardait.

Abattu froidement, au moment même où il quittait l’infirmerie. On pouvait même penser que le magasinier et le cuistot avaient subi chacun un même sort que celui de Powers, comme il était très clair qu’aucun maton n’avait pu réchapper à la tuerie ayant suivi la prise en mains d’Oraculo par le Rat et ses sbires. Oui, la situation était loin d’être simple et l’issue franchement incertaine.

En retrouvant les filles derrière les grilles et comme il entendait la jeune Audrey pousser un cri, Murphy avait pu voir trois rats filer dans le couloir et disparaître vers les cuisines. Surprise, elle avait fait un bond, tout horrifiée de mesurer combien ces bestioles-là étaient énormes. Et elle avait fondu en larmes, entre les bras de Deborah.

— Je supporte plus ces bêtes ! avait gémi Audrey. Je ne veux plus les voir ! J’en ai assez, assez !

Murphy l’avait scrutée, pensant qu’elle était à deux doigts de craquer. Une crise de nerfs se profilait. Par crainte qu’elle rameute leurs gardiens, il s’était mis en quatre pour la calmer. Il l’avait faite asseoir sur le bord de son lit et lui avait parlé, mais comme un père à son enfant.

— C’est vrai, elle a raison ! avait bougonné Deborah. Un bon mois qu’ils sont là et qu’ils carapatent de partout ! On avait pourtant prévenu les matons, mais personne n’a rien fait !

Avachie sur un lit à l’écart, la plus fardée avait lancé :

 — N’ont jamais été aussi gros ! A croire qu’ils ont trouvé de quoi manger !

Un drôle de rire était sorti de sa poitrine.

— Les rats, ça fait beaucoup ! avait ajouté Deborah, montrant son bras tout couvert de piqûres. Mais y’a aussi les puces !

— Les puces ?

— A cause des rats ! avait lancé Audrey.

En l’entendant, Murphy avait blêmi. Depuis l’attaque du bureau de Blackstone et les nombreuses salves qui s’en étaient suivies, la cour du bagne, où s’entassaient pêle-mêle les cadavres des matons, ne devait pas être belle à voir. Sans doute ressemblait-elle à un authentique charnier. Il était simple d’imaginer que les bagnards n’avaient pas fait un seul cadeau.

Pourquoi l’auraient-ils fait ? A leur place, Murphy aurait opéré de la sorte. Pas de quartier ! La roue ayant tourné, le bagne désormais était entre leurs mains. Pas pour longtemps, c’est vrai… En attendant, le Rat tenait solidement les rênes d’Oraculo.

— Sans parler de l’odeur ! avait repris Audrey, en se pinçant le nez. Sentez pas comme ça pue !

De fait, en parcourant le long couloir, serré de près par son escorte, Murphy l’avait sentie. Une odeur fade flottant déjà dans les coursives et s’infiltrant dans les cellules. Odeur de mort qu’il avait vite reconnue pour l’avoir côtoyée déjà, lors d’une épidémie qui avait décimé une partie du comté.

Ça remontait à une dizaine d’années, mais il s’en souvenait comme si c’était hier. Une vieille peur qui émergeait de sa mémoire et qui l’avertissait que rien décidément ne se passerait comme prévu pour se sauver de ce chaos.

Pour l’heure, il devait taire son inquiétude et garder la tête froide pour ne pas apeurer ses compagnes de geôle.

 

Au même instant, certains d’avoir toute latitude pour planifier une fuite en règle d’Oraculo, le Rat et deux caïds s’étaient ligués pour prendre toutes les mesures qui s’imposaient. Il n’était pas question pour eux de retourner croupir dans une cellule. Ils jouaient leur va-tout et comptaient bien s’évanouir dans la nature dès qu’ils pourraient.

Et pour mener à bien leur entreprise, ils avaient réquisitionné la réserve de vivres où s’alignaient des boîtes de bouffe pour une quinzaine de jours. De quoi se retourner suffisamment, d’autant qu’ils prévoyaient de déguerpir rapidement. Pour sécuriser la réserve, ils avaient dû placer des hommes sûrs, décidés et armés jusqu’aux dents, à seule fin d’empêcher de possibles incursions ou razzias.

Le Rat avait ensuite donné ses ordres pour se débarrasser des corps dans la grande cour, en y mettant le feu à l’aide du gazole alimentant le groupe électrogène. Avec ses lieutenants, dans le bureau de feu Blackstone, ils s’étaient réunis pour tenir un conseil et ils étaient tombés d’accord pour rassembler tous les fusils et armes de poing, dans le seul but de refroidir les têtes folles et répartir au mieux un pareil armement.

Pas question de laisser libre cours aux dérèglements de certains ! Fini les fusillades sauvages et autres assassinats ! D’ailleurs, il ne restait personne à fusiller ou égorger ! Le Rat, qui n’écoutait que son instinct, se méfiait de ses hommes, déboussolés et ivres d’une liberté récemment retrouvée. Il supputait à juste titre qu’ils pouvaient aussi bien se chicaner ou même s’entretuer. Sans armes, il les tiendrait. Elles ne seraient remises qu’au moment du départ, qui semblait imminent.

L’idée de s’emparer du village de Patville, pour le raser après l’avoir pillé, s’était insinuée très lentement dans la tête du Rat. Une sorte d’obsession qui revenait en boucle, comme les premières notes d’une rengaine populaire ; une idée fixe lui susurrant qu’il y dénicherait Reno là-bas pour lui faire son affaire, après avoir récupéré la dope qu’il lui devait.

Il le voyait se traînant à ses pieds, en l’implorant de l’épargner. Il en serait fini de ces grands airs qu’il affichait quand il livrait sa merde. Dans sa démence, il se rêvait en chef de guerre, battant à plate couture les boys du comté. Patville serait alors une belle prise, un précédent qui ne manquerait pas de marquer les esprits. Il s’en délectait à l’avance. Brandir un tel trophée en sonnerait plus d’un ! Et fort de cette victoire, il lancerait ses forces à l’assaut du comté !

Mais ça, c’était ce qu’il se racontait, le Rat, et qu’il tramait dans sa caboche. La réalité était autre. Après avoir liquidé les matons, n’obéissant qu’au seul Talion, les bagnards n’aspiraient qu’à s’enfuir. Aussi, quand il avait soumis son plan aux autres, le Rat avait senti une sérieuse résistance. D’aucuns s’étaient montrés quelque peu réservés, voire circonspects, et pour tout dire méfiants.

Beaucoup voulaient se faire la belle, quitter l’enfer d’Oraculo et gagner d’autres terres, pour se refaire une virginité et commencer une autre vie. D’autres pensaient qu’ils avaient largement payé et qu’ils devaient tourner la page.

Il en allait bien autrement du Rat. Lui était mû par la vengeance et par une haine viscérale envers les hommes. Il n’imaginait pas survivre à cette révolte. Mais s’il mourait, ça ne pourrait se faire que dans un bain de sang, en dévastant des vies. Ces mêmes vies qui avaient accepté que lui croupisse au bagne. Pour réaliser sa vengeance, des mutins l’aideraient. Des fêlés comme lui, prêts à en prendre plein la gueule pour finir en beauté, parce qu’ayant tout perdu.

Mais pour ce faire, il n’y avait qu’un camion qu’il avait déniché dans le hangar, qui n’avait pas tourné depuis des lustres. Des hommes étaient en train de le remettre en marche. Une fois qu’il serait en capacité de rouler, le Rat était censé quitter le bagne avec une poignée d’hommes pour aller saccager Patville et rapporter bientôt les camions nécessaires pour libérer ceux qui les attendraient ici.

Rien ne s’était pourtant produit comme il l’avait pensé. Une fois le camion réparé, une dizaine de mutins s’en était emparé et avait pris la fuite. Le Rat et les caïds en avaient été avertis, sans qu’aucun pût y faire grand-chose.

— Et nous, on fait comment ? avait dit un caïd, interpellant rageusement le Rat.

Le Rat n’avait pas eu le temps d’ouvrir la bouche, car avait éclaté une première explosion. Suivie d’une autre, qui avait arasé l’ex-bureau de Blackstone. C’est alors qu’ils avaient intégrés qu’ils étaient pilonnés par la troupe.

— Mais c’est quoi, ce bordel ! avait clamé le Rat.

— La troupe ! Viens voir, ils ont mis le paquet ! avait crié l’un des caïds, posté à une fenêtre.

L’ayant rejoint, le Rat avait pu mesurer que le comté n’avait pas lésiné. Il y avait mis les moyens ! L’artillerie lourde qui envoyait la sauce en détruisant le mur d’enceinte, des soldats qui déjà pénétraient dans le bagne. De la mitraille qui arrosait copieusement les bâtiments et les tourelles servant de miradors. Le pandémonium assuré.

Ça pétait de partout, sous une pluie de balles qui avaient transpercé la citerne centrale, d’où l’eau surgissait en torrents, inondant la cour intérieure et s’infiltrant dans les coursives.

D’autres explosions avaient suivi aux quatre coins d’Oraculo. L’impact d’un obus avait décapité un mirador avant d’aller éclater sur une aire dégagée, en retrait de la cour, où des cadavres brûlaient encore, les soulevant en gerbes, soufflés par la déflagration, avant qu’ils ne retombent éparpillés au sol.

Furieux, le Rat avait grogné :

— J’aimerais savoir quel est l’enfant d’putain qui a donné l’alerte !

— Je n’en vois qu’un : Murphy ! avait dit le caïd, posté derrière les vitres. Plus enculé tu meurs !

— Qu’on aille chercher cet enfoiré !

On peut imaginer qu’il n’était pas très fier d’avoir été ainsi doublé par cette salope de Murphy. « J’aurais dû le flinguer comme Blackblood ! avait-il grommelé à lui-même. Cette lope m’a enculé ! »

Par chance, la cellule où étaient enfermés Murphy et les filles avait été totalement épargnée. Et pour les hommes du Rat partis à sa recherche, il paraissait risqué d’atteindre cette aile d’Oraculo, l’artillerie ayant tant pilonné la place qu’un trou énorme s’était ouvert et qu’il était infranchissable. Sans compter que les boys continuaient à canarder la place, obligeant les bagnards au repli.

De son côté, Murphy avait récupéré les clés de sa cellule, leurs deux gardiens n’ayant pas bougé d’une semelle depuis le début de l’attaque. Quand il s’en était approché, il s’était avéré qu’ils avaient eu leur compte. Raides morts, avachis sur leurs couches, sans aucune trace de sang sur leur tenue. Tués par une balle perdue qui les aurait fauchés ? Oui, mais comment ? Ils n’avaient pas bougé de leur paillasse ! 

Trois jours plus tôt, Murphy avait entendu l’un des deux se plaindre de maux de tête et de douleurs dans la poitrine. Il l’avait même vu cracher du sang dans une bassine, pendant que Deborah, qui assistait à ça, en avait détourné les yeux en faisant la grimace. Repensant à Powers, l’ex-infirmier flingué par les bagnards, un souvenir lui était revenu : le même Powers lui racontant comment un jour la fièvre du désert s’était propagée dans le camp. Tous les bagnards avaient été atteints, et quelques-uns en étaient morts.

En l’écoutant, Murphy avait voulu savoir ce qu’était donc cette fièvre du désert. « Une saleté qui te colle la gerbe et t’abrutit de fièvre ! Des bubons gros comme ça, qui te couvrent le corps ! » lui avait dit Powers. Murphy se souvenait l’avoir plus longuement interrogé, saisi par ce mot-là. « Des bubons ? ». « Des ganglions, si tu préfères, qui enflent, avec pas mal d’ulcères et de pustules à la surface de la peau ! De quoi se tordre de douleur !». Murphy le revoyait en train d’élucubrer sur le sujet. Il en avait gardé un souvenir poisseux.

Aussi avait-il vu en un clin d’œil les avant-bras couverts de plaies des deux bagnards étendus sur leurs couches, et leurs visages déjà bouffés d’ulcères. Pas beau à voir. Des trognes déformées par la souffrance et mangées par le pus. Bon sang, ça ressemblait aux mêmes symptômes que la fièvre du désert ! Il était temps de fuir Oraculo ! Et vite !

Les clés de la cellule en mains, il avait embarqué les filles à travers les coursives, avec l’espoir de ne pas voir crouler sur eux un pan de mur ou un toit qui s’effondre. Dans leur course éperdue, ils entendaient des balles qui ricochaient dehors, un feu nourri qui lézardait les rares fenêtres qui résistaient grâce à l’armature des barreaux.

Une fois dehors, ils étaient tombés nez à nez sur un groupe de soldats, les premiers étonnés. Ceux-ci avaient guidé leur petit groupe vers un camion qui stationnait devant la grande porte, dont les battants avaient comme volé en éclats. Leur chef, un petit gars, leur avait demandé d’où ils sortaient. Murphy lui avait fait un bref topo.

— Ah, c’est donc vous, Murphy ?

— C’est moi !

Puis le jeune chef avait jaugé les filles, mais sans émettre le moindre commentaire.

— C’est bon ! Montez ! avait-il décidé.

Les filles ne s’étaient pas fait prier pour embarquer dans le camion. Murphy non plus.

En route pour Patville, comme soulagées d’avoir sauvé leur peau, elles avaient ri. Une seule avait jeté un œil sur Murphy : Audrey.

Lui s’était contenté de lui sourire.

 

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Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

 

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4 commentaires

  1. Ah oui là il y a comme un hic pour le Rat. Cette fièvre du désert va – t – elle sortir des murs d’Oraculo pour se fixer sur Patville, c’est à craindre .

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