Covid-19 : Patville Le Feuilleton | Chapitre 17 | Le comté

Patville Le Feuilleton, un journal fiction, écrit par Yves Carchon, en temps de la pandémie du coronavirus Un nouveau chapitre à suivre, tous les vendredis.

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Patville, Journal en temps de coronavirus

Chapitre 17 : Le comté

Depuis bientôt dix jours, une grande effervescence régnait dans les bureaux du staff du comté. Un beau remue-ménage, avec ordres et contre-ordres, tournant à la cacophonie. Comme un vent de panique, rendant fiévreux les plus placides des édiles.

Mais peu à peu, la lourde mécanique de temps de crise avait fini par s’enclencher, grinçant un peu, avant de respecter le processus des innombrables consignes qui étaient en usage. Il avait bien fallu aider à rétablir les communications et dégager les routes, après cette dangereuse tempête, suivie de pluies, qui s’était close par de sérieuses inondations dans pas mal de villages.

Un plan d’urgence, mis rapidement sur pied, avait déterminé les sites où les efforts seraient portés en premier lieu. Patville, particulièrement touché, faisait partie du lot.

Il est vrai que les Terres Hautes avaient alerté aussitôt le comté de l’imminence de la catastrophe à venir. Et l’information était bien passée, sans pour autant être suivie d’effets, bien qu’un certain Harold Cooper travaillât dans les murs.

Harold, le deuxième fils du vieux Cooper qui, ayant fait son Droit, était chargé des litiges à régler entre d’éventuels plaignants et les huiles du comté, que des particuliers hargneux traînaient devant les tribunaux. Un boulot juridique qui exigeait pugnacité, rigueur et penchant pour la procédure, autant d’atouts que possédait Harold.

Ce poste, qu’il occupait, déplaisait à son père parce que le vieux l’assimilait à un travail servile, peu digne des Cooper. Une sorte d’emploi de seconde zone, sans réel panache, au service des politiciens locaux pour lesquels J. Cooper n’éprouvait que mépris.

N’empêche : sachant combien un village comme Patville, en bordure du désert, pouvait être soumis aux pires calamités, Harold avait joué de son autorité pour y faire envoyer au plus tôt des secours. Il y avait eu retard à l’allumage, mais sans le fils Cooper, Patville aurait probablement pâti encore plus du sinistre.

L’intervention rapide au village de Patville était donc de son fait, à mettre à son crédit, quoi qu’en puisse dire son père, même s’il s’était occupé par ailleurs d’autres sites engloutis. D’autres villages avaient vécu les mêmes affres, les mêmes peurs, les mêmes dommages que Patville. Des gens, surpris dans leurs maisons, à la montée des eaux, et qui s’étaient noyés.

Des bêtes prises au piège et des champs ravagés. Du gros matos avait été acheminé sur place pour nettoyer les routes et redresser les poteaux électriques, ainsi que les relais téléphoniques. Des arbres étant tombés sous l’assaut des bourrasques, on avait dû les débiter pour libérer l’accès aux routes et aux villages. Bien que prises de vitesse, ces équipes n’avaient pas chômé, œuvrant d’arrache-pied et se donnant à fond pour retrouver un semblant d’ordre dans ce chaos de comté dévasté.

Pour couronner le tout, au moment même où tout semblait rentrer dans l’ordre, l’annonce de la mutinerie au bagne d’Oraculo était tombée d’un coup, comme une pluie acide, en sidérant plus d’un. A commencer par Mortimer, l’un des marshal chargés de la sécurité qui, à deux doigts de la retraite, pensait tranquillement tirer sa révérence.

A tort, car il avait sur les bretelles Oraculo ! Il avait soupiré. Une dernière fois, il lui faudrait porter sa cotte de maille, enfin, sa tenue de combat, dormant dans un placard mais adéquate pour se lancer dans un assaut qui s’avérait inévitable. « Ultime baroud d’honneur », qu’il s’était dit, faisant contre mauvaise fortune bon cœur.

Mortimer, en bon gars du comté, avait été admis dans les rangers après un rapide examen de passage, avant de faire carrière, en gravissant les divers échelons pour devenir marshal. S’il détenait la carrure de l’emploi, mesurant ses deux mètres et pesant son quintal, il manquait d’envergure. Il n’avait pas le souvenir d’avoir pris une seule décision durant toute sa vie.

A la maison, c’était sa femme qui menait les affaires et au bureau, ses chefs hiérarchiques dont il n’était que le relais. Il s’était dit qu’à la retraite il aurait tout loisir de s’adonner à la pêche à la mouche.

Pour l’heure, il devait garder la tête froide, ne pas s’éparpiller et rester à l’écoute des ordres qui tombaient d’en haut. Il avait su ainsi que le réseau téléphonique avait été remis sur pied quand il avait reçu un appel indigné du vieux des Terres Hautes. Cooper, ne mâchant pas ses mots, n’avait pas envoyé dire ce qu’il pensait des services du comté.

Une grosse colère que Mortimer avait dû essuyer, car une partie de son haras baignait dans l’eau et que, depuis toujours, il avait demandé la construction d’une digue en prévision d’une crue de la rivière. Personne bien sûr ne l’avait écouté ! Pourtant, ce n’était pas le nombre de demandes écrites qui leur avait manqué !

Le marshal aurait bien raccroché à la barbe du vieux, mais en voyant Harold entrer dans son bureau, il lui avait passé son père, la main sur l’appareil :

— Désolé, j’en peux plus ! Prenez-le, ou je fais un malheur !

— Mais c’est qui ?

— Votre père !

Harold avait dû affronter son père qui, après s’être plaint de la situation calamiteuse des Terres Hautes et du désastre de Patville, lui avait reproché d’avoir lâché le clan Cooper pour « grenouiller avec tous ces politicards, pour quoi, je te demande : un salaire de misère !» A quoi Harold avait froidement répondu que c’étaient ses affaires et qu’il avait tout mis en œuvre pour secourir Patville.

— Tu parles de secours ! On ne compte plus les morts, ici ! avait rétorqué J. Cooper. Quant à Oraculo, puis-je espérer qu’on évitera le carnage ! S’il y a un bled qui est en première ligne, c’est bien Patville ! Je ne donne pas cher de nos vies si cette racaille déferle sur nos terres !

Harold Cooper avait laissé passer l’orage, rongeant son frein et attendant qu’il ait fini de déverser sa bile.

— Ecoute, Pap, avait-il dit, pouvant enfin en placer une, un commando est en partance pour Oraculo ! La troupe devrait vous arriver demain ! Quoi qu’il puisse arriver, le village sera protégé ! Toutes les mesures ont été prises dans ce sens !

Le vieux avait grogné :

— J’attends de voir ! Je sais hélas à quoi diable m’en tenir avec toutes vos promesses ! Mais si demain on ne voit rien venir, je rassemble mes gars ! Et tu peux croire…

Harold l’avait coupé :

— Tu sais qu’on ne veut pas de ta milice ! La loi ne tolère pas de groupes armés dans ce comté ! Nous ne sommes plus au bon vieux temps où l’on faisait justice soi-même !

— Ah, oui ! J’voudrais bien voir qu’on m’interdise de lever une milice !

Et à nouveau il était reparti, en selle sur ses grands chevaux, s’époumonant tant il était furieux d’entendre « un jeune blanc-bec tenter de lui dicter sa loi et lui faire la leçon ».

Pendant ce long échange, le volumineux Mortimer, qui aurait dû lâcher la bière et les burgers, (sans compter les churros), donnait ses ordres pour qu’on envoie là-bas dès que possible une armada de cinq camions, avec une troupe d’une soixantaine de rangers, rompus aux coups de mains sous haute tension. Là-bas, c’était couru, on ne rigolerait pas. Il faudrait nettoyer le secteur.

C’est Mortimer lui-même qui s’était cru tenu d’user d’un tel vocable, donnant ainsi carte blanche à ses hommes pour réduire à néant ces putain de mutins. Trop de cafards, de larves, de vermine peuplait ce bagne ! Il fallait en finir, donc tout serait permis.

Quand Harold avait raccroché, Mortimer, qui mâchait un chewing-gum, lui avait balancé :

— Désolé, Harry, mais ton père m’emmerdait ! Franchement, il s’imagine quoi ! Qu’on n’a pas mesuré le danger ? On a d’autres chats à fouetter que ses écuries inondées ! 

Là-dessus, le téléphone avait sonné sur son bureau. Il avait décroché et engueulé un bureaucrate qui prétendait devoir passer par son chef de service pour donner accès au hangar où stationnaient les véhicules pour la troupe. Colère, Mortimer avait exigé qu’il délivre les clés du hangar. Son teint était passé du rose couperosé au rouge vif, et là Harold s’était dit qu’il lui faudrait lâcher la bière aussi.

A peine avait-il raccroché, qu’un autre appel, provenant du bureau du grand chef, lui avait donné le feu vert pour qu’il enclenche l’opération Crotale, en référence à ces bâtards qui s’étaient révoltés, qu’ils ne tarderaient pas à écraser sous la férule de leurs rangers.

Le chef avait été concis et des plus brefs.

— C’est à vous de jouer, Mortimer ! Et gardez à l’esprit qu’aucun de ces bâtards ne doit survivre !

— Soyez tranquille, monsieur. Ce sera fait !

— Très bien ! Je vous dis merde ! Croisons les doigts pour que nos gars s’en sortent bien !

Mortimer avait entendu le déclic à l’autre bout du fil. Désormais, c’était à lui que revenaient les rênes. Et ça, ce n’était pas pour lui déplaire. Finir sur ce coup-là, c’était plutôt grandiose, non ?

En moins d’une heure, une colonne de camions chargés d’hommes de troupe étaient déjà en route pour Oraculo. En assistant à leur départ, Mortimer s’était dit que, si jamais il le fallait, il enverrait une flottille de bananes volantes pour briser les mutins.

 

Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’au moment où il sortait de son bureau pour aller écluser une bière, le vieux Cooper, de son côté, venait de convoquer Jeffries pour qu’il rassemble des hommes armés.  Le mot milice n’avait pas été prononcé entre eux deux, mais chacun savait bien de quoi il retournait. Les Terres Hautes ne manquaient pas de bons fusils.

Et les familles du cru étaient fin prêtes à défendre leurs terres. En d’autres temps, elles avaient su s’armer et faire parler la poudre. Elles se sentaient d’autant plus fortes et légitimes que leurs aïeux avaient été à l’origine de leur enviable prospérité. Il était donc hors de question de s’en laisser conter par une horde de bagnards en fuite !

Très vite, on avait sorti les fusils, les cartouchières et les chevaux. Le vieux avait pensé à répartir les hommes en petits groupes, pour faire des rondes dans Patville. D’autres iraient se poster aux limites du désert pour guetter l’arrivée des mutins. En préparant ses hommes au pire, Cooper était certain de limiter la casse si, par malheur, l’armée intervenait trop tard.

Jeffries, pas très partant, avait tenté d’alerter J. Cooper sur l’illégalité d’un telle initiative, évoquant Jo Cushing et le shérif Collins. Eux étaient mandatés pour le maintien de l’ordre et le respect des lois, pas lui. Il n’était donc pas question de se substituer à eux. Enfin, c’était ce qu’avait souligné Jeffries, en constatant la mine furax de Cooper qui semblait l’écouter d’une oreille. C’était peut-être la première fois qu’il exprimait son opinion devant Cooper.

— N’oubliez pas que Jo Cushing est le premier magistrat de Patville et qu’il incarne l’autorité ! avait-il avancé. Collins serait en droit de vous boucler, si vous lâchez vos hommes ! A votre place, je réfléchirais à deux fois !

— Mais c’est tout réfléchi, lui avait rétorqué le vieux. Pensez-vous qu’avec les Indiens et ces salopards de l’Union, on a baissé not’ froc ! On s’est battu quand il fallait se battre ! On a montré qu’on pouvait se défendre ! Si le comté n’a pas de couilles pour bouter ces gibiers de potence, nous on en a, c’est sûr ! Et on va leur montrer !

Jeffries sentait qu’il perdait pied devant l’argumentaire du vieux. Il n’avait pas tout à fait tort, mais en armant des hommes à lui, il se plaçait en dehors de la loi. Sachant qu’Harold était avocat au comté, il serait en mesure de conseiller son père. Enfin, si leur relation n’était pas dégradée. Et ça, ce n’était pas gagné avec le vieux.

— Vous devriez prendre conseil auprès d’Harrry ? proposa-t-il.

— Harry ! s’était esclaffé J. Cooper. Je viens de lui téléphoner ! Pas moyen d’échanger avec lui ! Il est buté de chez buté !

En son for intérieur, Jeffries avait pensé qu’ils étaient deux à être butés, car il connaissait bien le vieux et comme tête de mule, il n’y avait pas mieux.

— Croyez-vous réellement que l’on puisse s’en remettre au comté, quand il s’agit de défendre sa famille ? avait repris Cooper. Ou même à la police locale ? Non, Jeffries, ces gars-là ne sont pas de chez nous ! Ils ne connaissent pas l’histoire de nos familles et celle de nos terres, si vaillamment conquises et travaillées ! Pas plus qu’ils n’ont l’idée de protéger nos biens !

Ce qu’ils veulent, c’est tirer le meilleur de nous-mêmes, en nous taxant à tour de bras pour monter leurs magouilles ! Ce qu’ils appellent l’ordre, c’est une lune censée nous faire accroire qu’on s’en portera mieux si l’on respecte la loi.

En fait, leur ordre ne sert qu’à nous cadrer une fois pour toutes, afin qu’ils puissent bafouer dans l’ombre, sans honte et sans vergogne, toutes les règles à leur seul profit ! Franchement, Jeffries, j’ai toujours été convaincu que c’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient le devoir de protéger nos biens et nos familles !

Que dire ? Jeffries n’était pas homme à manier les concepts. Il n’avait jamais bien cherché non plus à regarder de près les dessous de carte de ce monde. Il était l’employé de Cooper, son factotum en somme, satisfait de remplir un boulot bien payé, même si parfois il sentait bien qu’il n’était pas aimé du vieux.

Jeffries se demandait d’ailleurs qui J. Cooper aimait vraiment, à part son fils Alan qui venait de mourir. Peut-être même ne s’aimait-il pas lui-même, à voir la monstrueuse autorité avec laquelle il traitait tout le monde. Mais tout ça dépassait Jeffries, mieux valait ne pas trop se poser de questions.

— Très bien. Je répartis les groupes ? avait-il demandé.

Cooper avait hoché la tête pour donner son accord.

— Pour Patville, tâchez d’agir le plus discrètement possible !

— Ça va pas être facile !

— Je sais, avait maugréé J. Cooper. Au mieux, en aurons-nous jusqu’à demain, le temps qu’arrive la troupe ! Sinon, nous aviserons en temps et heure !

Jeffries, qui mâchouillait sa chique, l’avait crachée dans l’herbe rase comme s’il ponctuait son entretien avec Cooper.

 

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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8 commentaires

  1. En ces temps de crise sanitaire, confinement etc, le mot chaos est le mot qui reste à ce jour encore… avec en prime les variants du C19, merci, JB

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