Covid-19 : Patville Le Feuilleton | Épisode 36

Reconfinement jour 29… « Patville, Journal en temps de coronavirus: Le Feuilleton », un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. A suivre tous les vendredis pendant la période de pandémie.

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Patville, Journal en temps de coronavirus

Chapitre 12 : Le vent du malheur (suite)

Au moment de la pause déjeuner, alors qu’il mâchouillait une sorte de purée d’ignames et de haricots rouges, il nous avait parlé de la réserve indienne qui était née après la grande bataille de Little Big Horn, où avait combattu son illustre grand-père, feu Waneta Wapi.

Un terrible carnage, auquel très peu de Blancs avaient pu réchapper et où Custer avait trouvé la mort. Chez les Cheyennes, alliés aux Sioux pour la bataille, Custer était encore considéré comme un puissant guerrier. « Plus vif que l’éclair et plus rapide qu’une couleuvre, » qu’il avait résumé, Paco, en parlant de Custer.

Et l’on citait encore son nom dans le clan sioux, longtemps après sa mort. Little Big Horn avait ressemblé, paraît-il, à ces homériques batailles racontées dans l’Iliade, un bouquin que Mr O’Hara avait donné à lire à Jim, qu’il avait lu en diagonale mais qui l’avait marqué. « Tu le veux ce bouquin ?» m’avait demandé Jim. — Oh, moi, je lis comme ci comme ça… Tu sais que Pa déteste les bouquins ! » Jim avait bien compris. Il m’avait dit : « Pas grave, je te raconterai ! ».

Paco, comme moi, ne lisait pas non plus. Ce qu’il savait, c’était grâce à son père qu’il le savait, un père qui lui avait transmis avec des mots parlés ce que lui-même avait appris de ses père et grand-père. Et tous avaient reçu un même savoir, celui de leurs aïeux.

Les livres, c’était bon pour les Blancs. Les Sioux, eux, lisaient dans le ciel ou sur la piste, dans le sable du désert, sachant y déceler empreintes de bêtes et pas d’humains. Paco avait ainsi dévidé sa mémoire, voyant que Jim et moi étions captifs de ses mots.

Ce que j’avais aimé, c’était le déroulé des faits et gestes qu’il racontait, l’histoire de ses ancêtres narrée avec des mots à lui, dans un parler yankee, truffé de mots indiens, qui colorait l’incroyable odyssée de son peuple. Jim et moi en avions oublié l’infecte odeur qui émanait des cuves et où trempaient les peaux aux cent remugles.

Même le visage de Paco, avec son nez en bec de rapace et sa bouche édentée, avait fini par nous devenir proches et familiers, comme si, en nous parlant, il nous faisait entrer chez lui, sous son tipi, et qu’on était ses hôtes.

La fois où Jim avait visité la tannerie, accompagné de Mr O’Hara, celui-ci avait échangé avec Paco quelques mots en lakota, la langue sioux des plaines. Pour autant, il ne tenait pas longtemps une conversation en lakota, le père adoptif de Jim. Seulement un mot ou deux, égrenés ici ou là, appris où, comment : ça, on ne l’a jamais su.

En rentrant, Mr O’Hara avait expliqué à Jim que les mots en lakota s’inversaient dans une phrase et qu’un Sioux pour s’exprimer employait souvent des métaphores, quelque chose comme des images pour illustrer le sens d’un mot.

— Comment ça, avait demandé Jim.

— Eh bien, avait dit Mr O’Hara, une horloge par exemple se dit en lakota : le fer qui bouge, c’est-à-dire l’aiguille qui marque les heures et tourne sur son axe.

La tête de Jim ! Ça lui en avait bouché un coin, ça oui ! Et à moi donc ! Pas sûr que nous serions capables un jour de parler une telle langue ! Le lakota, ça n’était pas de tout repos apparemment.

Mais Paco s’était tu, intrigué par les sautes de vent plus violentes. Levant la main pour faire silence, il avait regardé vers les fosses où les autres étaient à leurs postes. Eux ne l’entendaient pas, le vent, car ils étaient déjà penchés sur leur labeur. Paco, si. Même qu’il s’en souciait et avait fermé les yeux pour se concentrer. Jim et moi étions restés suspendus à ses lèvres.

Des lèvres qui bougeaient muettement comme s’il se parlait à lui-même. En fait, il se mettait en lien direct avec le vent, mais ça, on l’avait appris bien après, quand Jim avait déniché un bouquin sur les Sioux dans le bureau de Mr O’Hara.

Ce qu’on voyait, c’est qu’il se recueillait, Paco, un peu comme Mme Holy au temple. Mais lui, il n’avait pas de temple, que le ciel au-dessus de sa tête et tous les éléments qu’il paraissait capter avec son corps.

Le vent avait fini par s’engouffrer dans le droit fil de la rivière pour aller se cogner aux murs de la tannerie, irisant l’eau des cuves, où macéraient les peaux. Ses rafales brutales avaient relancé les foulons sur leur axe, tonneaux énormes tout gorgés d’eau et de tanin.

Paco avait fait la grimace, comme quand il lui restait une bribe de tabac sur le bout de la langue. Ça ne lui plaisait pas, un pareil vent. Un vent qu’il connaissait, pour sûr, qui remontait à son enfance et qui s’était levé l’année où le village avait été victime de la funeste épidémie de choléra.

Beaucoup de morts et de malheurs restés ancrés dans les mémoires. « Le même vent, nous avait dit Paco, sauvage comme un mustang et plus fou qu’un dingo ». Le vent que le désert crachait comme un mauvais Esprit annonçant le malheur.

En l’écoutant nous raconter tout ça, Jim et moi n’en menions pas très large. Le vent, pour lui, était un peu comme une personne, enfin quelqu’un ayant une âme, comme aurait dit le Révérend. Il lui parlait au vent, Paco, et ils se comprenaient, lui et le vent. Voilà pourquoi il pouvait décréter, sans peur de se tromper, que ce vent-là était mauvais. Tout ça ne pouvait pas nous rassurer non plus. Il avait l’air d’en connaître un rayon sur le vent. Il ne nous restait plus qu’à boire ses paroles.

« Ce vent est le vent du malheur », qu’il avait répété, Paco. Et il avait levé les yeux au ciel, parlant du Grand Esprit qui condamnait les Blancs et leurs trafics, et tous les crimes qu’ils avaient perpétrés sur les tribus indiennes, et sur le sol et la prairie qu’ils avaient lézardés avec le soc de leurs charrues, et sur les eaux des fleuves et des rivières qu’ils avaient détournés, sur le carnage des bisons et sur le vol de leurs terres — pour tous ces meurtres-là, et pour bien d’autres, les Blancs devaient payer.

C’est ce qu’il lui disait, le vent, annonçant à l’avance un tragique châtiment.

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de « Riquet m’a tuer« , de « Vieux démons« , de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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