Comment Paul avait-il séduit la tendre May ?

Paul lui parlait toujours avec douceur comme s'il eût peur de la blesser. Elle était si fragile ! Un rien la décontenançait. Une parole échangée, un rire qu'elle estimait narquois, un geste qu'elle jugeait cavalier et qui n’était qu’affectueux. Même au plus fort de leurs étreintes, il avait peur de la briser… Arrivée à Urgup une nouvelle signée Yves Carchon.

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Arrivée à Urgup

De Kayseri, May garda très longtemps le souvenir d'une chambre minuscule où pour la modique somme de cent vingt lires ils n'avaient pas dormi de toute une nuit. Trente ans plus tard, du fond de sa retraite, elle se remémorait le mobilier rustique de la chambrette, branlant et poussiéreux, les lits jumeaux aux sommiers qui craquaient – qu'ils avaient rapprochés pour s'endormir l'un contre l'autre – et ce carreau cassé à la fenêtre de la chambre où Paul avait cru voir, dans le contour de la brisure, les côtes tourmentées d'un continent perdu.

Dès l'arrivée, un jeune garçon au minois avenant, sans doute dépêché par le patron, avait cogné à leur porte de chambre pour leur offrir le thé de bienvenue. Bien vite il s'était cru chez lui, assis au bord du lit, devisant d'abondance dans un anglais douteux. Il leur avait fallu montrer une infinie patience pour le voir décamper. Paul avait dû se fendre d'une samsum[1]avant de refermer la porte sur l'insolent gamin.

Par la fenêtre ouverte, le mois de juin jouait avec le ciel le parsemant de rides roses et l’émaillant de cris perçants d'hirondelles survoltées. Au loin, sur une coupole mordorée, un couple de cigognes avait posé son nid. Leur nuit avait été bercée par le claquement mat et récurrent de leurs becs volubiles. Le lendemain, un dolmus [2] poussif, au toit tout hérissé de bagages difformes, avait conduit nos tourtereaux jusqu'à Urgup.

Ils arrivèrent à l'heure où l'antienne du muezzin rameutait les fidèles pour la prière du soir. Le minibus s'arrêta sur une petite place ombrée d'épais mûriers. Pendant que Paul récupérait leurs sacs de voyage, May défripa sa robe goûtant au doux tumulte de l'arrivée. Elle sentit poindre en elle une bouffée de bonheur.

Elle associait toujours l'émoi de l'arrivée à un commencement renouvelé où se mêlaient pêle-mêle une sensation confuse de plénitude gâtée souvent par une trop vi­ve exaltation. Naissait alors en elle une vague sourde de déception qu'elle accordait à l'avant-goût trop familier de solitude. La mélopée montant de la mosquée voisine lui rappela un chant plaintif aux accents rauques, une sorte d'incantation profonde venue du fond des âges qui répondait comme en écho à sa mélancolie toute éphémère.

Les voyageurs, chargés de leurs bagages, bousculèrent May avec rudesse. Elle les vit s'égailler dans l'ombre tachetée des arbres, vêtus de leurs pantalons amples, coiffés de leurs casquettes comme une troupe d'étourneaux dont le plumage aurait souffert au cours d'un long voyage.

Sans Paul, elle se serait sentie perdue sur la place déserte. N'aimait-elle pas les gens d'ici : rieurs, hospitaliers, amateurs de musique, aimant saouler leurs invités et poussant même la politesse jusqu'à les reconduire après la fête ?

Un vrai peuple latin, pensait-elle parfois, quoique le Turc se rattachât plutôt aux peuples de Haute Asie comme les Mongols ou les Mandchous.

Paul à ses pieds jeta leurs sacs de voyage.

— Ça va. Pas trop crevée ? demanda-t-il à May.

Il était grand, noueux, plutôt solide bien que ses traits fussent ceux d'un frêle adolescent. Des cheveux courts, de grands yeux pers, des joues imberbes, un menton mol. Une tête d'enfant sur un corps d'homme. Etrange contraste pour un homme de trente ans.

Etait-ce ce qui avait séduit la tendre May ? Par maints côtés, les gestes, la voix, les plus intimes pensées de May restaient comme entravés dans le terreau de son enfance. Elle minaudait, riait sans cesse, pleurait sans rime ni raison. Elle n'avait pas grandi en somme, comme Paul n'avait pu affermir les traits de son visage.

— Ça va, dit May. Juste étourdie par l'arrivée !

Il lui parlait toujours avec douceur comme s'il eût peur de la blesser. Elle était si fragile ! Un rien la décontenançait. Une parole échangée, un rire qu'elle estimait narquois, un geste qu'elle jugeait cavalier et qui n’était qu’affectueux. Même au plus fort de leurs étreintes, il avait peur de la briser.

— Le chauffeur du dolmus m'a indiqué l'adresse d'un hôtel, dit Paul. Veux-tu que je porte ton bagage ?

— Non, non.

Ils dévalèrent une rue pavée où le ciel bleu, coiffant les toits en contre­bas, formait comme une mer immense. Mer immobile, figée dans la lumière fragile d'une fin de jour et qui cernait la ville comme un écrin de pierre. Elle s'arrêta, posant sa main comme une visière à hauteur des sourcils. C'était ce ciel que May cherchait à retrouver. Un ciel paisible, lisse comme un drap tendu séchant au grand soleil. Le ciel de son enfance. Elle sentit naître à la surface de sa peau d'infimes picotements.

Bientôt, ils découvrirent à l'écart du village, niché dans un massif de lauriers roses, l'Otel Hishar. Deux hommes s’en occupaient. Deux Turcs discrets et avenants, vêtus de chemisettes claires et de pantalons blancs. Deux gentlemen, susurra May. L'un d'eux les conduisit dans une chambre des plus coquettes donnant sur une cour où somnolait dans l'ombre d'épais feuillages le pâle miroitement d'une piscine. Swimming pool, leur dit-il fier de cet agrément d'appoint. Le prix était décent. Ils posèrent leurs bagages. L'hôtelier souriant s'esquiva poliment.

La porte refermée, May dégrafa sa robe, jetant négligemment sa culotte sur le lit. Paul contempla son corps gracile comme étonné d'en partager aussi soudainement l'intimité. Un corps trop fin, au torse court, aux jambes longues, dandinant de la croupe aux deux lobes rebondis. Un vrai corps de nymphette. D'un pas léger, comme une ondine, elle bondit sous la douche. La douche ! Lieu de tous les délices, objet de toutes les frustrations.

Dans chaque hôtel, elle s'enquérait :

Where is shower ? [3]

En Inde, au Pakistan, May aurait égorgé les hôteliers. La douche se réduisait souvent à un seau d'eau, un broc ou un baquet remisé, oublié dans un maigre édicule. Ici, en ce pays méridional, tout souriait à l'arrivante comme si magiquement aucune aigreur ne dût en altérer l'éclat. Sous le chuintement de l'eau, Paul l'entendit pousser sa chansonnette comme un oiseau sa trille.

Il sortit dans la cour, désertée à cette heure, et s'étonna de sa torpeur. Aucun bruit ne filtrait des fenêtres de chambre. L'air était immobile, tiédasse, chargé d'acres senteurs. L'eau claire de la piscine où la lumière jouait lui adressa, crut-il, de pressantes invites. Il ôta ses habits et plongea dans l'eau calme. Son corps couvrit bientôt plusieurs longueurs. Il nagea une bonne heure, ahanant bruyamment. Enfin, quand il sortit de l'eau, May lui jeta une serviette.

— Tu étais là ? dit-il.

Au soir, assis sous la tonnelle, ils partagèrent une frita aux œufs brouillés arrosé de çubuk, petit vin rouge au goût très âpre dont May se délecta en riant aux éclats. Paul sut que cette gaîté serait prélude à d'autres rires.

Au lit, dans le giron de leur amour, May conféra à sa splendide nudité cette exquise impudeur dont il était friand. Elle ne sanglota pas, comme trop souvent après l'amour, mais s'assoupit, défaite, comme pénétrée encore par les ondes du plaisir.

yves carchon auteur polar

Une nouvelle signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »

 

[1]Cigarette turque

[2]Minibus collectif

[3]Où est la douche ?

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Bernie
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Moi, c'est Bernie. Incubateur d'actualités pour vous informer autrement.

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14 commentaires

  1. voilà un roman à lire pendant les vacances, sans se prendre la tête, il a l’ai de se lire facilement…passe un bien doux vendredi

  2. De merveilleux souvenirs superbement racontés …

     » Bonne fin de semaine, en attendant le beau temps annoncé !
    Toujours en mode smartphone car mon dos attend le soleil, lui aussi, je pense.
    Gros bisoux ☼ « 

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