Déconfinement jour 103… « Journal en temps de coronavirus: Le Feuilleton », un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. A suivre tous les vendredis pendant la période de pandémie.

Journal en temps de coronavirus
Chapitre 7 : Les Terres Hautes (suite et fin)
« Mais revenons à nos moutons ! avait poursuivi Mr O’Hara, tout en mâchouillant son cigare. Les deux autres familles tenant les rênes des Terres Hautes, les Sanders et les Peterson, n’ont jamais eu le lustre de la famille Cooper, même si, grâce à Oswald Sanders, nous vivons du tabac aujourd’hui.
Le Vieux Sanders, comme les gens des Terres Hautes l’appellent encore quand ils évoquent sa mémoire, avait flairé l’affaire juteuse quand il s’était accaparé les lopins de tabac que cultivaient les Cherokees. Une aubaine pour lui. En l’espace de dix ans, ses champs de tabac s’étaient peu à peu étendus, mordant parfois sur les parcelles de maïs de J.A. Cooper, ce qui provoquait des frictions entre les deux familles.
La vieille rivalité Cooper-Sanders datait de cette époque. Mon grand-père m’en a maintes fois parlé, avait ajouté O’Hara en rallumant son gros cigare. Les Sanders qualifiaient les Cooper de bouseux, vu les quintaux de bouse que les troupeaux de ces derniers laissaient sur les chemins. Et les Cooper traitaient le clan Sanders d’esclavagistes pour les nombreux traîne-misère travaillant dans leurs champs.
Le vieux Sanders avait eu deux garçons. Après sa mort, ceux-ci avaient repris l’entreprise familiale, l’un s’occupant du travail des champs, de la récolte et du séchage quand l’autre négociait et vendait les ballots de tabac aux services du comté. Le second étant mort, emporté par une fièvre, sans avoir laissé derrière lui l’ombre d’une descendance, tout revint au premier qui légua au seul fils qu’il avait l’ensemble du domaine.
Là, Mr O’Hara avait fait une pause et proposé une tournée de jus de pomme. Nous lui avions tendu nos verres.
— Ah, non ! Je fais pas le service ! avait lancé Don O’Hara.
C’est Jim qui s’y était collé, me servant au passage une sacrée rasade. Mais Mr O’Hara avait hoché la tête.
« Lee John Sanders, avait-il repris d’une voix plus claire, qu’on aurait dit comme rafraîchie par sa gorgée de jus de pomme. C’est lui qui, aujourd’hui, dirige d’une main de fer les journaliers qui triment dans les champs de tabac occupant la moitié des Terres Hautes.
Cet héritier Sanders, aussi riche que Crésus, est aujourd’hui le gros planteur de la région et c’est par lui que beaucoup vivent ici. Beaucoup d’Indiens, sachant déjà ce qu’était un plant de tabac, ont été recrutés par Lee John.
Mais aussi un bon nombre de Noirs, provenant du comté voisin, les mêmes qui, pensant fuir une terre esclavagiste, ont retrouvé une autre, plus codifiée et tout aussi cynique. Certains Indiens pourtant, du fait de leurs grandes compétences, sont devenus de précieux contre-maîtres, dévoués corps et âme à Sanders.
Depuis dix ans, — il faut le dire, vu que chacun pensait depuis toujours que les deux camps étaient partis pour s’étriper jusqu’à la fin des temps, — une paix durable a été instaurée entre Jason Cooper et Lee Sanders. Un accord entre riches, chacun trouvant dans cette entente bien comprise de multiples avantages. Celui, surtout, de mener leurs affaires à leur guise, loin des directives du comté et dégagés de toutes contraintes qui pourraient nuire à leur chiffre d’affaires. »
Cette fois, c’est Fanny O’Hara qui, en sortant sur la terrasse, avait cru bon d’intervenir, pensant que nous étions captifs de son mari.
— Ne crois-tu pas que tu devrais les libérer, Donald !
— Oh, non ! avait dit Jim.
— Est-ce si sûr que ça, Lenny ?
— Sûr, Mme O’Hara.
Elle avait dû battre en retraite, en fronçant les sourcils et en pensant sans doute qu’il n’y avait pas pire trio sur cette terre.
Pas mécontent de cette mise au point et après avoir ri sous cape, Don O’Hara avait voulu conclure la grande histoire des Terres Hautes.
« Bon, les enfants, je n’aurais pas fini de vous parler des Terres Hautes si j’oublie d’évoquer la famille Peterson. James Peterson, militaire de carrière, sorti vainqueur aux côtés des Nordistes, avait eu le nez fin quand il avait quitté l’armée, en s’octroyant des terres où passerait plus tard la ligne de Chemin de Fer.
Une fois installé, il avait commencé par louer ces terres-là à Cooper pour que les bêtes d’Archibald puissent paître en toute liberté. Mais quand l’Etat lui avait proposé d’acheter une partie de celles-ci à prix d’or pour y acheminer la première voie ferrée desservant le comté, il n’avait pas dit non.
C’est ainsi qu’en vendant toutes ses terres, James Peterson était devenu riche, très riche. D’une richesse indécente, enfin, si la richesse n’est pas déjà en soi une indécence. Sa fille, — il n’avait eu qu’une fille, avait hérité de l’immense fortune de son père.
Elle avait eu un fils, grâce aux bons soins d’un cow-boy de passage, Will Aaron, le même qui, aujourd’hui, ne vit que grâce à des placements et autres actions bancaires que son comptable gère. On peut même dire que cet homme-là gagne de l’argent rien qu’en dormant ! »
Ça m’en avait bouché un coin, cette histoire-là. Je m’étais même imaginé ce Peterson, allongé dans un lit fastueux, la tête posée sur un édredon d’or, avec des billets de banque qui dépassaient de l’édredon. Car pour nous autres, pour Pa et Ma, pour tous les autres qui se brisaient les reins sur leur lopin de terre, on ne gagnait sa vie qu’en trimant tant et plus. Mr O’Hara en avait convenu quand j’en avait parlé, hochant bienveillamment la tête et son hochement semblait me dire « Tu as raison, Lenny !
La vie ne distribue pas à tous les mêmes cartes. » Puis il avait rallumé son cigare et en avait tiré une profonde bouffée.
« Enfin, voilà comment sont nées les Terres Hautes ! avait-il marmonné. La prochaine fois, je vous raconterai l’arrivée sur nos terres de ce foutu Chemin de Fer ! Mon grand-père m’en a tant parlé que je connais tout ça par cœur ! Allez, Lenny, tu dois filer ! Ta famille doit t’attendre ! ».
Jim avait demandé à Mr O’Hara de me raccompagner un bout de chemin.
— D’accord, mais ne traîne pas !
Le soir allait tomber. Au loin, le ciel était rougeaud, comme la tête de Mr O’Hara. Il n’y avait plus aucun vent, juste un piaillement clair, un peu plaintif, dans le feuillage de l’énorme sycomore qui ombrait la terrasse, durant les longs après-midis d’été. Jim m’avait donné une bourrade et il avait couru à toutes jambes, tournant la tête pour voir si j’étais à ses trousses. Pour sûr que j’étais à ses basques : il ne pensait quand même pas que j’étais une mauviette !

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »
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Merci pour cette lecture toujours aussi passionnante !
avec plaisir
Passe une bonne journée Bernie
Merci, toi aussi
Hello Bernie
Lors de mon voyage en Louisiane, j’ai fait connaissance des indiens Houmas…..ils sont francophones et ils ont fait ami-ami avec les colons français.
Bon Vendredi
Ce devait être une super rencontre.
on se demande si dans cette fiction, il n’y aurait pas du vrai….passe un agréable vendredi
C’est une bonne question.