Conte : L’âme d’une muse

 

En cette période d'avant-fêtes, Yves Carchon  nous offre une série de contes merveilleux. Cette semaine « L’âme d’une muse »… Au matin, en ouvrant boutique, l’imprimeur trouva une jeune femme qui se languissait devant sa porte

 

conte ame muse

 

 

L’âme d’une muse

Il était une fois un imprimeur qui avait ouvert boutique au 13 de la rue Mercière. Mais bien qu’on aimât à Lyon les libelles satiriques, le travail n’affluait pas sur le marbre. Ainsi pour ce noble descendant de Gutenberg qui ne savait pas quoi faire de ses journées. Loin de s’ennuyer, le bonhomme fermait boutique.

Il ne s’en désolait pas, préférant passer son temps à rêvasser plutôt qu’à tirer profit de son négoce. Le bonhomme était ainsi : il était rêveur plus que commerçant. Mais si le commerce s’en remet à des lois d’airain, le rêve a ses propres lois toutes aussi inexorables que celles du commerce.

Un soir que notre homme avait clos les volets de sa boutique, les lettres dans l’imprimerie se mirent à parler.

— Quoi, disait le e. Je suis à moi seul l’une des lettres les plus indispensables de la langue ! Et jamais l’on ne m’emploie !

— Tu peux te targuer de ta nécessité, répondit le a. Et moi, que devrais-je dire ?

— Assez ! dit le i. Voilà bien un beau tapage. A entendre vos jérémiades, on vous croirait nécessaires à la vie des hommes !

Le o voulut dire un mot mais le u l’en empêcha.

— Nous ne sommes rien, déclara-t-il à tous les autres. Sans l’esprit des hommes, nous n’existons pas ! Voyez donc ce soir : nous nous querellons au lieu de chercher à nous unir !

— Vous unir ! cria une consonne. Que faites-vous de nous ? Sans nous, vous ne seriez que des sons !

— Excepté un mot ou deux, riposta le a. Sans eau, vous mourriez de soif !

— Sans feu, sans soleil, vous ne seriez rien, crièrent d’un seul chœur le f, le s et le l.

— Assez ! dit le u. Toutes ces palabres ne servent à rien ! Si vous voulez propager l’esprit, il ne tient qu’à vous ! J’ai, grâce au mot cœur et au mot amour, appris la sagesse.

— Tu n’as rien appris, repartit le o, car j’aurais dû moi aussi atteindre la sagesse !

— Dans le premier mot, tu étais lié au e, observa le u. Or il est bien trop fermé sur lui pour toucher à la sagesse !

— Vraiment ! dit le e. Et qui de nous toutes composent justement le mot sagesse ?

— Le e a raison, dit le a.

— C’est assez, tonna une voix. Vos disputes sont absurdes ! Dès demain, vous aurez à composer de beaux sonnets dont les siècles parleront. Une poétesse est née ! Elle sera ici demain dès que notre maître aura ouvert boutique !

— Qui es-tu ? demanda le u. Et comment es-tu entrée ici ?

— Je suis l’âme d’une muse, morte cette nuit à minuit sonnant. J’erre de par les rues, triste et solitaire. Je cherchais refuge et je suis entrée. Mais peut-être n’ai-je pas frappé à la bonne porte ?

— Tu es là chez toi, dirent toutes les consonnes réunies. Reste encore un peu ! Tu sauras trouver en nous de bons caractères ! Vois comme nous dansons !

En dansant elles s’enlaçaient, hélant les voyelles qui ne cherchaient plus à se défendre. Les lettres formaient déjà une sorte de poème, inspiré peut-être par l’âme de la muse. Les unes marquaient le pas. D’autres voletaient, légères. Une cavalerie de r grognait de plaisir. Les s soupiraient, redoutant de se briser. Les l s’étiolaient à l’idée d’une folie. Elles dansèrent toute la nuit et quand il fit jour elles dormaient à poings fermés.

Au matin, en ouvrant boutique, l’imprimeur trouva une jeune femme qui se languissait devant sa porte. Elle se présenta à lui comme étant fille de cordier. Mais elle ne tressait ni le lin, ni même la soie : elle tressait la Langue.

O chaus soupirs, ô larmes espandues, soupira-t-elle.

L’imprimeur ému la fit entrer et lui demanda ce qu’elle voulait de lui.

— Ce sont là, lui dit Louise Labbé, miens sonnets. En les lisant, ne veuillez pas condamner ma simplesse. Ils ne sont tout au plus qu’erreur de ma jeunesse !

— Soit, lui dit le brave homme. Nous allons les imprimer !

Et sans plus attendre il se mit à l’ouvrage.

On ne sait ce qu’il advint de lui mais on sait ce que devint la Belle Cordière : un flambeau, un emblème du cœur et de l’amour.

 

yves carchon ecrivain

 

Un conte signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démonset de « Le Dali noir »

 

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Bernie
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14 commentaires

  1. Un beau conte … de nowel ?
    Bonne fin de semaine qui commence avec un vent à décorner les boeufs !
    Heureusement il ne fait pas trop froid …
    Mais encore une tempête d’annoncée !
    Gros bisoux , cher bernie.

    • Le conte est d’Yves Carchon, un auteur que je te recommande vivement. Tu as des liens sous son portrait pour découvrir ses livres.

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