Covid-19 : Le Feuilleton | Épisode 11

Déconfinement jour 19… « Covid-19 : Le Feuilleton », un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. A suivre tous les vendredis pendant la période de pandémie.

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Journal en temps de coronavirus

Chapitre 3 : Le sang indien de Ma- suite

Le soir, après l’école et les travaux des champs dont chacun s’acquittait sur les terres paternelles, trimant comme quatre pour ramasser patates, haricots blancs, ignames et autres tubercules, nous traînions dans les rues du village avant de nous coucher, nous rassemblant devant l’épicerie des époux Samuel. Là, était installé sur un vieux rocking-chair un Noir sans âge qui grattait le banjo. Les Samuel l’appelaient Jérémy. C’est lui qui les aidait dans leur commerce, notamment pour porter les sacs de blé et les caisses de bière que Mr Samuel n’aurait pu soulever.

Nous l’écoutions chanter, jouer de son banjo une bonne heure, assis en cercle autour de lui. J’ai souvenir que le ciel au-dessus de nos têtes ouvrait son coffre à pierreries et que les chants de Jérémy parlaient de l’endurance du peuple noir. Il était question de leurs bras, loués pour trois fois rien, et de leur chienne de vie, ployée éternellement sur des champs de coton.

Quand on rentrait avec Janis, on parlait de tout ça. Les Noirs, leur vie et tous ces Blancs qui leur brisaient les côtes. Et de dégoût, Janis crachait par terre — tout ça, pour imiter Jo-le-Cinglé, en m’assurant qu’elle préférait cent fois être une Indienne.

Dans la région, les Noirs comme Jeremy trimaient dans le comté voisin. Là-bas, on y cultivait du tabac et la main d’œuvre se composaient essentiellement de Noirs. Le boulot était dur et les planteurs rapaces et inhumains. Le salaire qu’ils versaient à tous leurs journaliers équivalait à une misère. C’est Pa et Ma qui en parlaient parfois, ayant eux-mêmes loués leurs bras pour trois fois rien. A l’époque déjà, les Noirs, les déclassés, les pauvres comme Pa et Ma étaient traités comme de la merde. Pa en avait gardé une coriace rancune.

C’est à partir de cette époque, (ça, c’était Ma qui l’avait dit un jour) que Pa avait commencé à pester contre la terre entière et qu’il avait fini par s’endurcir. Là-bas, les Noirs pliaient l’échine, n’ayant pas trop le choix. Rares étaient ceux qui changeaient de comté.

Comment, du coup, un gars comme Jeremy avait fini par échouer dans l’épicerie du village ? Ça, c’était un mystère. Jusqu’au jour où Mme O’Hara avait appris à Jim que Mme Samuel, en visite chez une dame patronnesse dans le comté voisin, à qui elle avait dit chercher un employé pour les aider au magasin, avait été mise en contact avec le nommé Jeremy, homme à tout faire, vaillant et sûr.

 « Et probe, avec tout ça ! » avait ajouté l’hôte de Mme Samuel. Celle-ci s’était entretenu un court instant avec Jeremy et, sur sa bonne mine, sa politesse, elle lui avait parlé de gages qui dépassaient ses espérances. C’est ainsi que Jeremy était arrivé au village et n’en était jamais parti.

Janis l’aimait beaucoup. Pourtant, il ne pipait pas mot. Seul son sourire, tranquille et débonnaire, et ses grand yeux, la séduisaient. Je pense surtout que c’était son banjo qui la rendait tout chose.

Peut-être aussi qu’elle recherchait la compagnie des gens à part, à commencer par lui et les Indiens, qui travaillaient à la tannerie, à l’entrée du village, en bordure de rivière. On disait qu’elle avait été construite là, à cause des odeurs et que le vent qui soufflait du désert les rabattait au loin. Mais les odeurs de peaux tannées, Janis s’en fichait. Elle allait se nicher dans les herbes, en surplomb de la tannerie, pour regarder les ouvriers battre, rincer le cuir. La plupart étaient des Indiens qui, quand l’un d’eux l’apercevait, lui adressaient un petit signe.

Janis était plus cherokee que moi, ça oui ! Elle parlait peu, comme Jeremy. Il lui arrivait même de rester des heures à fixer l’étendue du désert. Ma en riait parfois, quand elle reconnaissait en elle des mimiques, des gestes appartenant en propre à ses ancêtres. C’était, on aurait dit, inné en elle et saisissant de vérité.

— C’est ma petite sauvage, disait tendrement Ma tout en ébouriffant la touffe de ses cheveux.

Mais Janis s’esquivait, plus rapide qu’un furet, se libérant des mains de Ma.

Sans Ma, sans sa bienveillante présence, je crois qu’on aurait mis les bouts de la maison, Janis et moi. On aurait vécu sur les routes, comme ces chemineaux qui travaillaient de ferme en ferme, payés à l’heure, à la semaine, et qui couraient après les trains en marche pour y sauter dedans et faire un brin de route à l’œil. Sûr qu’on aurait été en butte à tous les contrôleurs du monde et qu’on aurait fini à l’assistance publique. Comme Jim qui, par bonheur, avait su s’en sortir.

Pas sûr que nous, on aurait pu en réchapper. Pas sûr qu’on serait même resté longtemps ensemble. On avait bien compris que la vie ici-bas était une roue folle qui tournait et tournait, et que selon qu’on se trouvait embarqué dans sa course aberrante, ou on tirait son épingle du jeu, ou on crevait sur place. Pas d’entre-deux. On était pour de bon dans cette sacrée galère.

On se racontait ça, Janis et moi, avant de trouver le sommeil, certains qu’on ne resterait pas longtemps dans ce patelin du bout du monde, où seuls les tarés se cramponnaient. Non, vrai, on n’était pas de cette espèce, nous autres. Le sang qui parcourait nos veines était celui de Ma, on l’avait bien compris depuis longtemps. Celui de Pa, chargé probablement de fiel, avait dû se perdre en chemin.

Me revenait alors le chant plaintif de Jeremy, comme un refrain venu du fond des âges, un lamento qui racontait nos peines, nos joies, nos rêves, qu’on soit Blanc, Noir, Indien, — une prière qui s’adressait au Ciel et qui bientôt semblait se perdre, sous les sautes de vent, bien loin au cœur de ce désert aux desseins incertains.

— Tu dors, Janis ?

Bien sûr qu’elle dormait. J’entendais son souffle apaisé, repu de sa journée.

Mes paupières se fermaient. J’imaginais le vent s’insinuer et s’immiscer dans tous les recoins d’ombre, les hangars et les granges, où dormaient, écrasés de fatigue, les damnés de la terre.

Happé par ce qui ressemblait à un enchantement, je me voyais sombrer, n’entendant plus que les pleurs de ces âmes perdues, dont Jim m’avait parlé.

Fin du chapitre 3

 

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Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

 

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Bernie
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18 commentaires

  1. J’avoue que c’est agréable de venir te lire, j’ai passé un très bon moment ! Je te souhaite de passer une bonne et agréable fin de semaine . Cordiales amitiés & à +

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