Covid-19 : Le Feuilleton | Épisode 9

Déconfinement jour 5… « Covid-19 : Le Feuilleton », un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. A suivre tous les vendredis pendant la période de pandémie.

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Journal en temps de coronavirus

Chapitre 3 : Le sang indien de Ma

A l’âge de douze ans, on ne sait pas encore comment tourne le monde. On s’en remet au bon vouloir de ceux qui vous ont mis au monde. On capte des mots d’adulte échangés au moment des repas, on devine des disputes qui couvent et qui éclateront bientôt. Avec Pa, c’était hélas monnaie courante. Même quand il n’avait pas un coup dans le nez, il arrivait qu’il s’emportât pour un oui ou un non. Il renversait la table et cognait fort sur tout ce qui bougeait. Ma, elle, ployait l’échine, attendant que l’orage passe pour ramasser les bris d’assiettes couvrant le sol.

Je n’ai jamais bien su si Ma l’avait aimé un jour. Je sais que Pa avait été son protecteur quand ils s’échinaient dans les champs de tabac et qu’elle était la proie des prédateurs mâles. Y’avait pas franchement de loi au sein d’une plantation. Ou du moins si, une seule : celle du plus fort. Les journalières comme Ma subissaient forcément les avances, voire les attouchements des cueilleurs de tabac, quand elles s’en tiraient bien. Les viols étaient fréquents, sans parler des habituelles privautés des propriétaires de tabac. Un enfer quotidien pour les ouvrières agricoles qui se louaient ici ou là pour l’espace d’une semaine, voire d’un mois.

Ma avait eu la chance de faire équipe avec Pa. D’emblée, il l’avait repérée et l’avait voulue pour lui seul. Il avait donc montré rapidement que c’était lui son maître, ne souffrant pas qu’on lui contestât ce butin. Les autres ayant compris — Pa les ayant probablement impressionnés par sa stature — ils s’en étaient allés chercher fortune ailleurs. C’est ainsi qu’un beau soir, Pa avait forcé Ma dans la grange réservée aux cueilleurs pour dormir et qu’il l’avait, du coup, engrossée jusqu’aux yeux.

Ça, c’était Ma qui, un jour de fureur, ayant subi une avoinée saignante, m’avait tout raconté. J’avais compris alors que Pa avait abusé d’elle et que le ciel de ma naissance avait dû en pâtir. Pas étonnant qu’il fût aussi violent avec nous tous ! A commencer par moi, le têtard qui n’aurait jamais dû venir au monde — c’est Pa qui le disait et répétait sans cesse — et par Janis, qui était née deux ans plus tard, gamine qui n’avait écopé pour tout cadeau de bienvenue, qu’un rejet évident.

Par chance, Ma était là, nous dorlotant et nous aimant comme personne. Une sacrée bonne femme que Ma ! Pas du genre tapageur. Active, vaillante et attentive. Un bourreau de travail. Parfois, je me demandais bien où elle trouvait une telle force. Dans ses veines, peut-être. J’avais appris par elle, un jour qu’elle barattait, qu’elle avait du sang cherokee, que sa grand-mère était Indienne et qu’un Blanc, son grand-père, l’avait trouvé encore en vie dans un chariot, après que tout le camp indien eut été dévasté et brûlé.

— Et tu sais quel âge elle avait ? avait dit Ma, en rangeant une mèche qui tombait sur son front.

J’avais bien sûr montré une totale ignorance.  Comment l’aurais-je su ?

— Douze ans !

— Et lui ?

— Lui en avait quarante. Tu me croiras ou non, il avait décidé de la prendre avec lui. Et il a attendu qu’elle soit une vraie jeune fille pour en faire sa femme !

— Donc, moi aussi je suis un peu Indien ?

— Mais oui, Lenny ! Crois-moi, tu peux en être fier !

J’avais pensé à Jim et m’étais dit que, vrai, il serait le premier épaté.

Quand Ma parlait ainsi, je veux dire avec moi, — Pa étant dans les champs et Janis dormant, elle n’était plus la même. C’était une toute autre personne, avec un front radieux et des pommettes hautes qui captaient la lumière. Le fait même d’évoquer sa grand-mère faisait comme ressortir des fines rides de son visage son côté cherokee. J’aimais à la considérer comme une exotique bouture que Dieu aurait greffée sur la lignée de visages pâles dont Pa était le fruit.

Pâle était bien le mot, me disais-je parfois, en évitant bien prudemment de poser mon regard sur son imposante personne. Car quelquefois, un seul regard tombant sur lui suffisait à allumer la mèche qui déclencherait l’explosion. Ma l’avait bien compris. Quand il traînait entre ses pattes dans la maison, elle s’activait en prenant soin de ne pas croiser son regard. Impassible, elle était. Pareil à ces Indiens arrivés au village pour travailler aux champs, dont le visage était de marbre.

Un jour, en dévisageant Ma pour mieux cerner les traits de son visage, j’avais eu cette pensée. Ma rêvait-elle comme une vraie Cherokee ? Ses rêves puisaient-ils dans son passé indien ? Peut-être qu’elle aimait à la manière indienne, en silence et sans trop le montrer, m’étais-je dit. Peut-être que son cœur battait à la façon indienne. Je me racontais tant d’histoires. Faut dire que Ma et ses ancêtres m’intriguaient diablement. Peut-être que si j’étais comme ça, je veux dire de guingois avec tout un chacun, c’était pour une bonne part parce que j’étais Indien.

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de « Riquet m’a tuer« , de « Vieux démons« , de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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Retrouvez :

Covid-19 : Le Feuilleton | Chapitre 2 | Les culs terreux

Covid-19 : Le Feuilleton | Chapitre 1 La fin des temps

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Bernie
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12 commentaires

  1. Une descendance qui a peut-être changé bien des choses ???
    Pas commune, en tous cas, son histoire …
    Bonne fin de semaine avec un week end prévu plus doux et ensoleillé ☼ !
    A lundi, si mon ordi ne me lâche pas avant …
    Mais j’ai des articles programmés, je risque seulement de ne plus pouvoir vous visiter car j’ai du mal avec mon téléphone, ça me prend un temps fou et surtout me fatigue beaucoup plus les yeux !
    Gros bisoux, cher bernie.

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