La brigade de la Mort

« La brigade de la Mort », une micro-fiction signée Yves Carchon, qui vient également de publier "Le sanctuaire des destins oubliés" aux éditions Cairn.

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La brigade de la Mort

J'ai toujours su que ce boulot aurait une fin, qu'un jour, Matias, mon chef de brigade, me renverrait au rang des Morts. La loi était la loi et tout favoritisme était banni dans notre Compagnie. Nous étions là disons pour quelque temps, réduits à accomplir la tâche ingrate qu'on nous avait confiée et à laquelle d'autres arrivants s’adonneraient quand nous aurions fait notre temps.

Un jour ou l'autre, nous le savions, il nous faudrait passer la main, faire notre deuil de cette vie qu'on avait cru devoir nous accorder après la mort. C'était écrit : ceux qui, des arrivants, étaient choisis devaient plus tard laisser la place à d'autres qui ne tarderaient pas à se presser aux portes de la Mort. D'entrée de jeu, nous étions prévenus : aucune dérogation ne serait concédée à qui voudrait surseoir à ces arrêts. Le sursis octroyé, si sursis il y avait, n'était que temporaire. Matias était chargé de décider du jour où un sang neuf assurerait notre relève, du moins pour ce qui concernait notre brigade, et il n'appartenait qu'à lui – et à lui seul – de mettre fin au mystérieux contrat qui nous liait à lui.

Un beau matin, je le savais (je m'y étais de longue date préparé) il me convoquerait dans son bureau vitré pour me radier de cette liste des Nettoyeurs qu'il avait établie. D'un geste, qui se voudrait empli d'humanité, il me donnerait congé. J'aurais en somme fait mon temps et rempli mon contrat pour une meilleure régulation des arrivages. Je ne grossirais plus les rangs des Morts actifs mais rejoindrais la masse informe de ceux qu'on transportait nuit après nuit dans de lourds tombereaux aux confins du pays. Alors aurais-je loisir de me considérer comme vraiment mort, relégué à jamais dans la nécropole commune où s'entassaient des ossements vieux de mille ans.

En attendant, je devais bien me conformer aux ordres de Matias. Un homme plutôt placide, imbu du rôle qu'on lui avait attribué, dont l'essentiel consistait à agencer la ronde sempiternelle des camions qui chargeaient les cadavres s'amoncelant sur les trottoirs. Il n'était pas à proprement parler méchant mais, comment dire, assez vindicatif quand le boulot traînait.

En l'observant parfois gueuler ses ordres, une question me hantait : qui l'avait investi de ce pouvoir quasi divin ?

Pourquoi était-il là, lui plus qu'un autre ?

En quoi ne devait-il pas lui-même obéir à la loi qui présidait à nos destins ?

Je ne le sus jamais, même quand il se livra à moi un soir qu'il avait bu.

« Les morts actifs qui nous arrivent, me confia-t-il entre deux rots, je les repère de suite ! Je sais d'emblée lesquels feront l'affaire et ceux qui forcément me chieront dans les bottes.

Toi par exemple ! Eh bien, j'ai su au tout premier regard que tu avais la trempe d'un Nettoyeur !

Un vrai. De ceux qui marnent sans compter et ne rechignent pas à l'ouvrage !

Tu me comprends ! Il en faut de l'ardeur pour garder la cadence !

Mais avec toi, j'ai su presque aussitôt que tu serais à la hauteur ! »

Il avait ajouté en guise de conclusion, en me montrant son nez qu'il avait gros : « Comme je te dis, c'est une affaire de flair, rien d’autre ! » J'ai souvenir m'être soudain senti petit devant ce Mort trop sûr de lui.

Matias, dès le début, m'avait pris à la bonne. En général, les gars qu'ils choisissaient ne restaient pas cinq mois dans sa brigade. Rares étaient ceux qui excédaient cinq mois. Deux mois était une bonne moyenne.

En fait j'étais le seul à avoir pu rester un an à son service. Mon cas d’ailleurs était considéré comme remarquable parmi les Nettoyeurs (je n'en avais croisé qu'un seul d'aussi ancien que moi dans une autre brigade) et cet insigne honneur ne cessait pas de m'étonner. Quoiqu'en souffrance – à tout moment sur la sellette – je me sentais plutôt veinard de retarder l'heure fatidique où je devrais rendre les armes.

D’où le zèle excessif à remplir mon boulot que je manifestais à tout propos. Matias, qui ne passait l'éponge sur rien, montrait à mon endroit d'insolites égards. Quand par malheur je faiblissais en déplaçant un corps plus lourd que moi, il détournait la tête ou faisait mine d’avoir rien vu. Parfois je surprenais son regard dur et acéré posé sur moi, mais le sourire qu’il croyait bon me décocher me redonnait espoir. Non, il n’était pas encore l’heure pour lui de se débarrasser de moi.

Une nuit, pourtant, je m'affaissais sous le poids de l'ouvrage. Je pus me relever mais je compris que j'avais fait mon temps. Matias, qui était là, tira la gueule et houspilla ceux qui traînaient. Il décida de me garder. Dans la brigade, je fus bien vite considéré comme intouchable.

Certains se risquèrent même à évoquer une amitié contre nature entre Matias et moi.

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Une nouvelle signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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