La Tempête : microfiction à Venise

 

La tempête, une microfiction signée Yves Carchon qui a pour cadre la ville de Venise. Une eau bleue, au bas du tableau, stagnait sous un pont. Au centre …

 

Venize

 

 

La Tempête

Le lendemain, leurs pas résonnaient d'étrange façon sur les dalles de la Galleria. Ils marchaient main dans la main, légers, se volant des baisers quand ils se retrouvaient seuls dans une salle désertée. Bisou, mendiait Muriel en lui tendant ses lèvres. Ils s'arrêtèrent enfin devant le fameux tableau de Giorgione. Muriel fixa la femme à tête de madone, couverte d'un linge immaculé qui, demi nue, allaitait un enfant. Un homme de rouge vêtu observait immobile la plantureuse femme. Un éclair éclatant nimbait tout l'arrière-plan. Eaux et ciel se mêlaient.

Une eau bleue, au bas du tableau, stagnait sous un pont. Au centre, deux colonnes évoquaient un paysage en ruine. Giorgione, par ce jeu de couleurs, rend du coup la carnation de la femme plus rosée. Elle semble si paisible sous ce ciel menaçant ! C’est par son corps qu’elle est plus proche de la Nature. L'homme, lui, se borne à regarder. Philippe se sentit  proche de Muriel.

Je fais, ma sœur, devant Giorgione, le vœu d’être toujours à tes côtés ! Muriel, médusée par la splendeur épique de La Tempête, sentit sourdre doucement le flux tendre de vie.

Un enfant ! Oui ! Si seulement Philippe. En un élan, elle l'enlaça. Il bénit Giorgione, baisa du coup le front qu’elle lui tendait. Des pas, derrière eux, les forcèrent à plus de retenue. Mais cette visite pour Philippe dépassait de loin l’enjeu esthétique. L'art devenait phare, apte à attiser l'amour. Désormais, sa marche dans les ténèbres n'était plus solitaire : Muriel, à son bras, devenait son guide, sa lumière.

A nouveau, ils avaient marqué le pas devant le grandiose Enlèvement de Saint Marc, peint par Le Tintoret à la manière des maîtres de la Renaissance. De même que dans La Tempête, un violent orage secouait la toile. Les habitants d'Alexandrie, spectres blafards, cherchaient, épouvantés, un abri de fortune. Profitant de leur désarroi, les marchands dérobaient la dépouille de l'Evangéliste. Tintoret, apparemment, sacrifie à la couleur locale. La lueur des éclairs fait contraste avec le groupe sombre au premier plan. Seule une clarté diaphane baigne le corps de l'apôtre. Tout est sombre dans l'acte criminel que commettent les marchands. Saint Marc en ressort grandi. Chez Le Tintoret, la figure est allongée. Monde de vibrations où s’émiette une lumière artificielle.

Philippe repensa à cette reproduction du Paradis qui représentait la folle ronde des élus tournoyant dans une lumière divine. Géographie de l'Au-delà. Enfer et Purgatoire. Dantesque. Et toujours un éclair révélant l'essentiel : là, le sublime de la vie ; ici, son impénitente vilénie. Tout n'est donc que tempête, pensa Muriel. Les artistes ne sont-ils que vigiles permanents.

Et Philippe ? Saura-t-il mener son œuvre à terme ? Mais quelle œuvre ? Le sait-il lui-même ? Sans même le savoir, elle paraphrasait ce que Wagner avait couché dans son journal : Non, un homme heureux ne pourrait avoir l'idée de l'art. S'il avait la vie, il n'aurait pas besoin de l'art. Par amour, elle était toute prête à s'effacer devant Philippe, à faire peu de cas de ses propres aspirations à vivre une vie heureuse. Mon bonheur serait qu'il atteigne le bonheur.

Elle posa un regard morne sur le corps de Saint Marc et n’eut qu’une envie : quitter le musée et baigner son corps dans la lumière du jour. Une sonnerie soudain répondit à tous ses vœux. Un gardien leur fit comprendre que midi avait sonné. La lourde porte qu'il poussa sur eux se referma bientôt.

Ils restèrent un instant à l'abri du soleil sur le perron de pierre. Court instant. Ils dévalèrent les quelques marches qui les séparaient de la bande de soleil et s'en furent par une rue étroite et ombragée.

En passant devant la Chiesa de Gesuati, des cris leur parvinrent par delà des grilles hautes et massives. Ils s'arrêtèrent devant le portail entrouvert où un Jésuite en robe veillait sur un groupe d'enfants.                     

Muriel, la première, sentit son cœur figer dans sa poitrine. Combien de temps me sépare de l'époque lointaine. Je n'aimais pas ces jeux qu'ils imposaient à tous. Ils n‘acceptaient pas un seul instant que l’on s’isole. Tout partager. Il nous fallait tout partager. Du regard, elle suivit un garçonnet qui s'évertuait à lancer une balle sur un groupe de camarades. Elle se souvint d'une enfant blonde si tyrannique avec qui on l'obligeait à faire équipe. Elle n'avait qu'à lever le petit doigt. Ils nous sermonnaient. Nous.

Philippe retrouva le climat étouffant de ces salles de classe où il n'avait jamais été réellement heureux. Faut-il donc passer par ces interminables années d'étude, se faire laminer l’esprit ? – Nous ne laminons rien ! Les esprits forts – les têtes bien faites – s’en défendent très bien ! Ils trient à notre insu. Gildas. Me regardait si gravement. Et crut bon d'ajouter : Prenez l'exemple de Balzac. Au collège, où on le plaça, rien de la rigueur, de la dureté des maîtres ne porta ses fruits. Il rêvasse, répétait-on. A la pension Lepitre même incompréhension. Même aptitude à rêver de la part d'Honoré. Mais que faisait Balzac ? Il engrangeait, engloutissait matière à créer l'œuvre qu'il forgea seul à la force du poignet. Il rêvait ? Allons donc : il pétrissait le monde à sa façon !

Telles pensées redonnaient à Philippe l'espoir de poursuivre l'oeuvre commencée. Ainsi, se disait-il, l'enfant qui se donnait pour seule ambition de devenir écrivain a eu raison des mille obstacles tendus sur sa route. Rien ne semblait l'avoir découragé puisque cette ambition était en lui, aussi fragile et empruntée que celle née, en lui, lorsqu' il courait comme ces enfants par une cour d'école.

Un coup de sifflet strident les tira chacun de leur rêverie. En un seul et même élan, les enfants s'étaient groupés autour du Bon Père. Ils les virent entrer en ordre compact dans le réfectoire. Le religieux entra le premier après avoir pris la balle des mains d'un garçon. Philippe eut un mouvement vers le portail mais Muriel lui enserra la taille.

—  Allons, viens, dit-elle.

Dans les rues voisines, les terrasses de cafés bruissaient de mille cliquetis. Ils passèrent à nouveau devant la Galleria dell' Academia aux portes résolument closes. Sa façade sud grillait sous la chaleur accablante. Ils prirent le pont de l'Academia, remontèrent jusqu'au Campo Morosini où Muriel, après maintes suppliques, finit par le décider à déjeuner. Ils s'attablèrent bientôt à la terrasse d’un restaurant. Une heure plus tard, ils buvaient un café. Philippe furtivement lui caressa la cuisse. Elle le laissa fouiner à tâtons sous sa robe.

—  Allons, tu sais très bien qu'en ce moment…dit-elle. Elle eut envie de faire l'amour. Regagner l'hôtel au plus vite. Qu'il m'étreigne ! Me donne, ah, qu'il me donne ! Sa main, sous la table, avait rejoint celle de Philippe.

—  Rentrons, dit-elle. Une sieste nous attend !

—  Une sieste ?

Minois fûté.

—  Rien que la sieste, alors !

 

yves carchon auteur

Une microfiction signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démonset de « Le Dali noir »

Spread the love
Bernie
Bernie

Moi, c'est Bernie. Incubateur d'actualités pour vous informer autrement.

Articles: 11198

16 commentaires

  1. Bonjour BernieMerci de ton gentil passage sur mon blog.Un texte intéressant, j’ai donc pris de la hauteur pour le lire.J’ai encore apprécié les tournures de cet ensemble et une fin qui pourrait peut-être prêter à confusion ! Mais …Pour Coulommiers tu peux y revenir tu trouveras surement du changement, mais le centre ville est intéressant.Bonne journée@lain

  2. Très joliment raconté …

     » Bonne fin de semaine, déjà !
    Le temps passe à une vitesse folle …
    Gros bisoux ♥ « 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *