Autrement dit, mon bel amour n’était qu’une illusion !

Lucie était la sœur jumelle de Céline. Même corps, même rire, mêmes plaintes dans l’amour. Et une même jalousie. Une pareille exigence dans le rapport à l’autre. Amours une nouvelle poétique signée Yves Carchon.

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AMOURS

Eloi, satisfait, avait rajusté son pantalon.

A hauteur des joncs, il surprit un vol d’aigrette. A ses pieds, Céline, à moitié défaite, palpitait encore. La couleur du ciel, l’eau verte qui léchait la berge, la teneur de l’air : elle s’était laissé guider. Sans honte, sans chichis, loin de toute pudeur. Elle avait aimé ses mains, ses lèvres, son ardeur… Elle ferma les yeux, tentant de capter les ondes irradiant sa peau. Eloi se tourna sur le côté pour la regarder. De ses doigts, Céline effleura très doucement et en aveugle sa nuque de taureau.

Comme il détournait la tête vers le pont, il surprit la première barge entamant une manœuvre à la courbe du fleuve. Celle-ci lui rappela les promenades au bord de l’eau avec Lucie. C’était quand ils s’aimaient encore ! Il repensa à leur première étreinte qui avait bien duré l’éternité.

Par un après-midi semblable à celui-ci : aussi doux, aussi beau. Au soir, ils avaient bu dans une guinguette un vin clairet et aigrelet. Ils ne s’étaient rien dits mais ils s’étaient noyés dans le regard de l’autre. Bien des années plus tard, Lucie le regardait toujours avec les mêmes yeux. Et ces yeux-là, posés sur lui, si graves, si minéraux lui remuaient toujours le cœur.

— Regarde, lança Céline montrant le train de barges qui bravait le courant.

Elle sauta sur ses pieds en boutonnant sa robe, courut pieds nus jusqu’aux roseaux et adressa des signes aux mariniers. Eloi l’avait suivie des yeux. Il se surprit à l’observer comme une enfant non désirée.

Un instant, il pensa la quitter, prétextant dieu sait quoi. Mais il n’eut pas la force de se lever. C’eut été l’occasion d’une nouvelle scène.

Il était las de leurs disputes, las de ses simagrées et las de leur histoire. Très tôt, leur relation s’était fondée sur l’authenticité. La nudité, comme l’exigeait Céline.

Tout dire à l’autre, sans honte et sans tabous. Ne rien cacher, même si la vérité était cruelle. Peu importait qu’ils souffrent : ils voulaient vivre nus, sans entraves morales, sans ménagement hypocrite. Ils avaient fait le tour des amours incolores ! Il n’y avait donc plus place pour l’amour-propre.

Une nouvelle fois, il fut tenté d’avouer à Céline qu’il devait la quitter. La nuit allait tomber ; il ne se voyait pas passer la soirée avec elle. Celle qui était de trop peut-être.

Au milieu des roseaux, d’un petit signe elle l’appela. Ce simple geste, qui l’attendrit, le fit se raviser.

— Viens voir, insisa-t-elle.

Eloi ne broncha pas et s’étira sur l’herbe pour se faire désirer. Cela faisait partie de leur code amoureux. Logiquement, Céline aurait dû l’implorer mais elle cueillit une brindille et regarda le fleuve.

Lucie était la sœur jumelle de Céline. Même corps, même rire, mêmes plaintes dans l’amour. Et une même jalousie. Une pareille exigence dans le rapport à l’autre. Et, dans le souvenir d’Eloi, Lucie avait gardé le même âge que Céline ; elle restait fraîche, craquante, rieuse, enamourée, figée dans l’éternelle jeunesse, comme si lui seul avait vieilli.

Le temps lui adressait alors un pied de nez : il se revoyait jeune, vingt ans plus tôt, long, élancé, le sourcil ravageur. Un jeune loup, croquant à belles dents dans la vie. C’était Le temps du guet, de la chasse aux gazelles, des grands festins orgiaques et des amours sans lendemains. Eloi considérait d’ailleurs cette partie de sa vie avec distance. Une vie sans âme, basée sur le plaisir. Sur le seul plaisir. Parfois, parce qu’il avait vieilli, il se trouvait tout attendri en repensant à sa jeunesse dissolue : au moins les plaisirs qu’il cherchait étaient-ils purs puisqu’il ne briguait qu’eux. Ils n’étaient corrompus par aucun sentiment.

Il voulut se lever ; sur la berge, le fantôme de Lucie était là, debout, mains sur les hanches. Et elle le regardait à plein visage, de ses yeux graves, une brindille à la bouche.

— Tu m’aimes, cria Céline.

– Non, avoua Eloi.

Il ne sut dire s’il parlait à Lucie.

Les barges, sur le fleuve, peinaient à avancer. Leurs coques noires brillaient comme un long corbillard de cortège funèbre. Bientôt, disparues de sa vue, Céline se dirait qu’elle les avait rêvées. Elle frémit sur la berge, pareille aux joncs bordant la rive.

Sa voix, mal assurée, reprit :

— Tu ne m’aimes plus ?

Elle jeta sa brindille et rejoignit Eloi.

A sa hauteur, elle le dévisagea : menue, frêle, misérable et prête à le toucher. Eloi se recula d’un pas.

— Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix cassée.

Elle l’avait pris par les épaules, le secouait comme on remue un moribond. « Pourquoi, pourquoi ? » répétait-elle. Un court instant, Eloi se laissa faire comme s’il devait passer par là, puis il la repoussa brutalement. Céline bondit et l’agrippa. « Eloi, pourquoi ? ».

Eloi savait qu’il lui faudrait subir ses doigts, ses jérémiades et les pleurs qui viendraient. « Tout cela n’est qu’un rêve !  Eloi, dis-moi que c’est un rêve ! » bredouilla-t-elle encore, les yeux perdus.

— Ça, pour rêver, tu rêves, ironisa Eloi. Et tu n’es pas la seule ! Nous tous en ce bas monde rêvons ! Toi, moi, la terre entière ! Et à quoi rêvons-nous ? Je te le donne en mille !

Il s’arrêta, lui demanda d’un air narquois : « Tu ne vois pas ? »

Elle fit non de la tête. Peut-être ne voulait-elle ne rien savoir.

— A l’éternel amour ! Voilà ce à quoi rêve chacun sur cette terre, s’esclaffa-t-il.

Il s’était dégagé de ses mains et arpentait la berge en ricanant et en tournant la vie, l’amour et la beauté en ridicule. Même le désir et le plaisir ne trouvaient grâce à ses yeux. Tout lui semblait si saugrenu !

— Veux-tu que je te dise, lui cria-t-il. Tu n’as jamais été pour moi qu’une amusette ! J’ai cru t’aimer ; je n’ai aimé qu’une image de l’amour ! Voilà !

Autrement dit, mon bel amour n’était qu’une illusion !

Une autre m’attendait, je ne le savais pas !

En l’écoutant, Céline sentit le sable de la berge se dérober sous ses pieds nus. Le fleuve, le vent et les roseaux s’étaient enfuis ; ils s’étaient estompés, comme dilués dans un trou noir. Même le ciel avait perdu l’éclat de sa lumière. Tout bourdonnait à ses oreilles. Elle ne l’écoutait plus mais elle aurait voulu mourir. Tout est si mort sans son amour, balbutia-t-elle en le cherchant des yeux.

Elle l’aperçut et l’écouta.

— Sans toi, combien de grands projets aurais-je réalisés ? Avec toi, par ta faute, je suis devenu veule, lâche et aride. Ramolli du cerveau.  Lucie me suffisait : qu’avais-je à faire de toi ?

— Lucie ? Mais de qui parles-tu ? Lucie est morte !

Elle se jeta sur lui comme pour le renverser à terre. Eloi la repoussa. Elle s’affaissa, tomba sur les genoux.

— Attends, lui cria-t-elle.

Eloi prit ses jambes à son cou. Il courait il ne savait où. Il entendait hurler Céline. Il hoqueta avant de sangloter. En s’éloignant, courant toujours, il oublia les cris. Il trouva le chemin. Une fois qu’il l’eut rejoint, il cessa de pleurer. Il s’ébroua en pensant à Lucie qu’il lui faudrait revoir. Oui, la revoir une dernière fois. Pour lui dire qu’il l’aimait. Il s’arrêta brutalement, songeant qu’elle était restée seule sur la berge. Oui, seule, si seule. Pourquoi ?

Cette pensée s’imposa comme une révélation. Il rebroussa chemin à toute allure, fouilla la berge, entra dans l’eau au milieu des roseaux. Céline n’y était pas. Il la chercha. Nulle trace. Il pensa à l’eau verte, aux bateaux, à l’après-midi de printemps, à cette Lucie qui, des années plus tôt, l’avait quitté. Il eut envie de hurler sa douleur. Il appela Céline, criant son nom au fleuve. Il finit par s’asseoir ne cessant pas de répéter comme un mantra ce petit nom qu’il aimait tant : Céline, Céline, Céline.

La nuit était venue. L’eau clapotait à hauteur des ajoncs. Il voulait retrouver Céline, la paix d’un jour si beau. Il voulait regarder l’azur, le soleil, Lucie. Il voulait mourir beau, aimer sa mort. Sur cette berge triste, en un instant, il revit son enfance, sa mère juive tant aimée, ses amours de garçon, sa soif d’innocence. Les lauriers littéraires qui tardaient à venir. Il avait mal, heureux pourtant de jouir de la brise, de l’air et de la vie. Il voulait mourir riche. C’était déjà la nuit.

Il entendit un froissement. Des mots à son adresse surgis droit d’un buisson.

—  Où étais-tu passé, Eloi, lui chuchota Céline.

Il sentit sa poitrine se coller dans son dos, ses deux mains possessives lui caresser le torse, ses lèvres fraîches s’écraser dans son cou. Un doux chuchotement à son oreille.

— Où étais-tu, mon tendre amour ?

— J’étais là, pas très loin.

— Vraiment ? Si on rentrait ! Lucie doit nous attendre !

— Oh, oui, lui dit Eloi comme un enfant perdu.

Il prit la main que lui tendait Céline et il était aux anges. Il pleurait, il pleurait sans trop savoir pourquoi.

Il pensait aux bateaux.

 

1977

carchon yves auteur romancier

 

Une nouvelle signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »

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Bernie
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4 commentaires

  1. C’est beau mais très étrange …
    Céline, lucie, on ne sait plus trop.
    Eloi non plus, semble-t-il.
     » Bonne fin de semaine, sans commentaire sur le temps.
    Gros bisoux ! « 

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