Comme à son habitude, Tibor l’embrassa avant d’entrer. Un rituel encore. Mme Miller lui donnait son front, et lui, ses lèvres. Il lui tendit un bouquet de violettes… Cantate une nouvelle poétique signée Yves Carchon.

Cantate
Quand Mme Miller regardait la photo jaunie de son mari, c’était toujours avec un léger pincement au cœur. Cette photo avait une histoire ; elle datait de l’époque où Jérôme dilapidait la fortune familiale aux quatre coins de l’Afrique. Il lui avait souvent parlé de ce jour mémorable où des touristes avaient voulu le faire poser, un pied sur le col du buffle, parce qu’ils le trouvaient vrai. A chaque fois, Mme Miller l’imaginait après la prise de la photo comme pour en prolonger l’instant et elle voyait Jérôme entrer dans une case, fusil en mains, et appeler son boy qui lui ôtait ses guêtres et le débarrassait du casque colonial qu’il avait sur la tête.
Ce rituel se répétait à chaque visite que lui rendait Tibor. Quand elle apercevait son vieil ami à la grille du jardin, elle filait droit à la cuisine et se plantait devant la mémorable photo. Une seconde suffisait pour s’en saisir, fermer les yeux et la baiser comme une icône. Le temps de rajuster sa robe, de se passer une main dans les cheveux et Tibor débarquait.
Ce jour-là, Tibor arriva plus tôt que d’habitude. Mme Miller ne put donc pas obéir à son rite, ni même se recoiffer. Elle se surprit à courir avec impatience pour ouvrir à Tibor : elle en eut honte mais sans savoir pourquoi.
Comme elle faisait entrer son vieil ami, elle se sentit le feu aux joues. Cela la rajeunit d’au moins vingt ans. Elle pensa qu’elle devrait se montrer plus prudente. Tibor était encore un homme vert et elle ne voulait pas qu’il se méprît.
Comme à son habitude, il l’embrassa avant d’entrer. Un rituel encore. Elle lui donnait son front, et lui, ses lèvres.
Il lui tendit un bouquet de violettes.
— Eh bien, ma chère Violine. Comment va aujourd’hui ? demanda-t-il gentiment.
Ce jour-là, il arborait un élégant costume blanc et il était coiffé d’un panama légèrement incliné sur l’oreille. La prunelle de ses yeux était encore vive. Un sourire timide éclairait sa bouche.
— Oh, moi ça va ! Mieux qu’hier, déclara Mme Miller
Puis, débarrassant des mains du vieillard le bouquet de violettes, elle dit d’un ton indulgent, le nez dans les fleurs : « Tibor, il ne fallait pas ! »
Tibor la vit s’éloigner, le bouquet contre son ventre. Il se sentit las. Cela faisait bien six mois qu’il faisait sa cour. Une cour discrète à laquelle, lui semblait-il, elle répondait. Enfin, tout aussi discrètement que lui la menait. Un après-midi de mai, il avait croisée Mme Miller alors qu’il flânait au Bois. Il se souvenait d’un soleil doux, d’un ciel lumineux.
Au détour d’une sente, il était tombé sur elle, légèrement cambrée, le visage enfoui dans une fleur de magnolia. Tibor était peintre. La vue du tableau l’avait ému, mais comme l’est un peintre assailli par un bonheur tout esthétique. A quatre-vingts ans, il pensait être à l’abri de toute tentation. Et voilà que cette femme, inclinée vers le massif, lui tendait sa croupe sans le savoir ! A pas feutrés, retrouvant une part de sa vigueur, il s’était approché d’elle.
— Belle journée, avait-il dit.
Mme Miller avait sursauté, se tournant vers lui en rougissant. Tibor lui avait parlé de magnolia, d’arbre de Judée, des couleurs de la nature qu’il captait sur sa palette. L’art de la conversation avait fini par faire le reste.
— Prendrez-vous du thé ? demanda Mme Miller revenue avec un petit vase garni des violettes de Tibor.
— Je ne voudrais pas vous déranger…
Elle le regarda, mi-étonnée.
— Allez, nous allons nous boire un thé !
A soixante-dix ans passés, après bien des détours, Mme Miller avait retrouvé le langage familier de son enfance. Du vivant de son mari, elle avait vécu dans l’opulence. Elle roulait en Rolls, se servait chez Dior, s’habillait chez Pierre Cardin, descendait au Ritz ou au Carlton pendant la saison d’été. Elle menait alors grand train de vie. Sans la passion qui rongeait son mari, Violine eût été une femme comblée. Mais Jérôme était joueur. Il passait ses nuits au casino, délaissant sa femme pour le jeu.
Quand il était mort brutalement, Mme Miller avait dû réduire son train de vie tant les dettes s’étaient accumulées. Elle avait dû vendre tout : la villa Seurat sur la Côte vermeille ; la gentilhommière dans les Dombes ; jusqu’au pied-à-terre de Malmaison qu’elle aimait par-dessus tout. N’était bien resté que le mas Théotime dont elle avait hérité et qu’elle habitait depuis.
Mme Miller rêvassa un bref instant devant la fenêtre grande ouverte. Dans l’une des vitres, son reflet la regardait ; il semblait vouloir lui adresser un message secret qu’il cherchait à éventer. Pour trouver une contenance, elle passa une main rapide dans ses cheveux puis elle s’occupa du thé.
Dans la salle de séjour, sans entendre les cigales, Tibor repensait à son épouse, morte depuis vingt ans. Il la revoyait, assise au piano, jouant du Schubert, frêle dans sa longue robe de gala, diaphane comme un lis et déjà malade. Il ne restait d’elle que le souvenir d’une femme aimée et quelques portraits qu’il avait lui-même peints quand elle était jeune. Il lui arrivait de se lever la nuit pour les contempler dans la lumière pâle de sa lampe.
Quand elle était morte, il avait cessé de peindre ne pouvant plus regarder la vie comme avant. Il se contentait de promenades et ne recherchait que les endroits où sa femme et lui s’étaient aimés. C’était une manière d’hommage qu’il rendait à leur amour. La nature était si dure qu’il avait fini par la honnir ! La mort de sa femme n’avait pu qu’accompagner la mort de sa propre peinture.
— Et voilà, lança Mme Miller en faisant presque intrusion dans la grande salle.
Elle portait un beau plateau d’argent, vestige d’un passé doré où reposaient deux tasses et la théière fumante.
— Dites-moi, Tibor, vous êtes peu bavard, constata Violine. A quoi pensez-vous ?
— A ma disparue, répondit Tibor.
Elle eut comme un geste d’impatience.
— Cessez d’y penser ! dit-elle d’un ton aigre.
Tibor ne répondit pas. Il trouva soudain Mme Miller insupportable. De quel droit se mêlait-elle de son passé ? Et que faisait-il chez elle, à attendre son bon vouloir ? Que lui voulait-elle ? Etait-il trop vieux pour elle ? De dépit, il se leva, délaissant son thé.
— A bientôt, dit-il.
— Vous partez ? Pourquoi ? Et le thé ? Aurais-je dit un mot de trop ? sursauta Mme Miller.
— Ne m’en veuillez pas, grommela Tibor.
Il gagna la porte.
— Attendez, lui cria-t-elle.
Elle s’était levée d’un bond pour le rattraper.
— Une minute, dit-elle encore.
La voix de Violine lui parut plus rauque. Il se retourna, comme alerté. Le reste le laissa sans voix. Il la vit déboutonner en hâte le devant de son corsage, dégrafer son soutien-gorge et offrir à son regard le spectacle de deux seins lourds, aux tétins rosés braqués sur lui. Il la regarda. Ses joues elles aussi avaient rosi.
— Restez, lui dit-elle dans un souffle.
— D’accord, sourit-il comme dans un rêve.
Il ferma les yeux, avança d’un pas en tendant ses mains ouvertes devant lui, certain de toucher bientôt le paradis.

Une nouvelle signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »
Que de temps perdu à vivre dans le passé… Heureusement it’s tea time…
Prendras-tu un thé après cette lecture ?
ça dépend avec qui !
crois tu ?
Je ne m’attendais pas à cette fin un brin érotique ! 😉
Toujours en pause commentaires sur les blogs.
J’en laisse malgré tout, de temps en temps, en C/C, après avoir lu l’article, bien sûr !
Mais l’ordi n’est allumé que le matin, jusqu’aux environs de 10 heures et je ne le rallume que le soir pour voir seulement si j’ai de nouveaux mails.
Bonne fin de semaine et peut-être à lundi, si je suis un peu mieux car les anxiolytiques commencent à faire de l’effet et mon dos se repose, quasiment sans ordi.
Mais je recommencerais avec modération, hein !
Bisoux, cher bernie.
ménager le suspense jusqu’à la fin est un art !
ah ! cette fois ci, ça finit bien !
Bonne journée Bernie
absolument
voilà ce qui n’arrivera pas chez nous, les fonds ne sont pas élevés….hihihi….et je ne prendrai pas de thé…..passe un bien agréable vendredi en espérant ne plus voir cette blancheur dehors
Je sens que tu vas hésiter à prendre du thé maintenant…