"Extase" une nouvelle signée Yves Carchon. Les amoureux ne songent qu'à eux-mêmes. Ils oublient tout du monde, se disait Krobel, en se mettant en chasse …

Extase
Krobel avait pour habitude de suivre les couples attardés quand il faisait grand nuit ; non pas pour les voler, mais pour les observer. Son contentement était grand quand il pouvait surprendre un baiser échangé. Ou plus, quand la fortune lui souriait. L'amour le fascinait comme d'autres le théâtre ou la danse ou le mime. Il ressentait en contemplant deux êtres s'enlacer une joie que d'autres auraient nommé extase. Mais les grands mots n'étaient pas pour Krobel : plus qu'un voyeur, c'était un imaginatif qui, pour rêver, avait besoin d'autrui.
La nuit le protégeait dans ses indiscrétions. Il n'avait pas de peine à suivre les couples de son choix. Nulle crainte à avoir. Les amoureux ne songent qu'à eux-mêmes. Ils oublient tout du monde, se disait-il en se mettant en chasse. Jardins publics, sorties de clubs, terrasses de cafés, bars, quais de gare ou de métro étaient les lieux habituels qu'il fréquentait. Les gares surtout avaient sa préférence et c'était là surtout qu'il levait son gibier.
Toujours la même histoire, ruminait-il. L'un attend 1'autre ; l'autre arrive en courant. Ils se jettent dans les bras l'un de 1'autre, s’enlacent, s'embrassent. Une même histoire recommencée. Parfois, à sa grande surprise, le couple à peine réuni se disloquait. L’un s’engouffrait dans un taxi ; ils s'adressaient de longs baisers, sans avoir pu goûter aux retrouvailles. Krobel souffrait peut-être plus qu'eux de cette brutale séparation.
Les choses parfois étaient moins simples. Les amoureux se querellaient ou se giflaient. L'un repartait sans l'autre, ce qui avait pour conséquence de lui faire croire qu'il était lui aussi brusquement délaissé. Les femmes seules ne l’intéressaient pas ; une femme, quand elle n’est pas accompagnée, rentre rapidement chez elle. Ce genre de proie ne le concernait pas.
Le plus poignant pour lui était encore de suivre un couple rentrant à pied qui s'adonnait à tous les coins de rue au plaisir du baiser. Il n'aurait su comprendre alors ce qui l'emplissait de gaîté. Etait-ce de pénétrer la vie d'autrui sans y être invité ou d'y être mêlé sans rien donner de lui ?
Sa jubilation ne cessait que quand le couple en titubant reprenait son chemin.
A chaque halte, c'était un même transport qui l'habitait comme si c'était à lui qu'on donnait un baiser. Le couple s'arrêtait enfin devant une porte, puis s'évanouissait dans une allée. Krobel se retrouvait tout seul.
Il se disait parfois que son bonheur n'était jamais total. Une porte toujours se refermait sur lui ou une fenêtre qui s'éclairait sur la façade de la rue ; des ombres en ternissaient parfois la clarté rassurante. Puis la nuit noire tombait sur la façade, ce qui sonnait le glas de son bonheur. Comme il rentrait, il traînait en chemin dans l'espoir insensé de rencontrer un autre couple. Mais quand deux heures avaient sonné, il était rare qu'il en dénichât un. A cette heure de la nuit, les amoureux goûtaient aux délices de l’amour. Pas lui. Il s'endormait fourbu et malheureux comme le dernier des hommes.
Un soir, juste avant la nuit, il se trouvait en gare de… Il remarqua une femme qui attendait un train dans la cohue des voyageurs. Elle n'était pas très belle mais son long corps, vêtu d'un ciré noir, lui fit beaucoup d'effet.
Elle portait sur la tête une sorte de chapeau. Perchée sur des talons aiguilles, elle regardait la voie avec une fixité qu’il jugea douloureuse. Elle n'avait pas bougé d'un pouce depuis qu'il l'avait vue. Attendait-elle quelqu'un ou faisait-elle partie de cette étrange confrérie de gens qui, comme lui, hantait les gares ?
Un bref instant, il le pensa en contemplant cette forme noire dont le visage livide n'avait plus rien d'humain. Mais un train s'arrêta dans un fracas sonore ; des voyageurs en descendirent et Krobel vit la femme faire de grands signes en direction d'un petit homme.
La femme se faufila entre les voyageurs et rejoignit cet homme. Ils s'embrassèrent. L'homme montra la mallette qu'il portait. La femme voulut la prendre mais il s'y opposa. Krobel crut que la scène allait dégénérer.
« Un pugilat ? Ah, voilà qui me changerait » jubila-t-il. Mais non ! L’homme garda la mallette, tirant la femme à lui. Puis ils marchèrent jusqu'au bar de la gare où l'homme prit un demi. Krobel, en planque, tendit l’oreille.
La femme, à ce qu'il crut comprendre, voulait savoir combien il y avait dans la mallette. Mais l'homme se refusait à lui répondre. Ils discutèrent très âprement, puis ils quittèrent le bar. Ils s'éloignèrent à pas rapides par les rues endormies sans voir qu'un homme les talonnait de près. Krobel, tout ébahi, se crut d'abord doublé par le suiveur. Il emboîta le pas à l'homme.
Un voleur, se dit-il. Il vit les silhouettes de l'homme et de la femme tourner le coin d'une rue. Le suiveur disparut à son tour. Krobel hâta le pas. Au coin de la rue, il entendit un cri. Un cri aigu de femme. Il s'arrêta et distingua dans le noir d'une impasse deux ombres qui se battaient. Le petit homme à la mallette et l'homme qui les avaient suivis.
La femme en ciré noir se fondait à la nuit. Krobel perçut un bruit, comme un corps qui s'affaisse. Il vit l'ombre d'un homme se relever en chancelant. Le suiveur, c'était lui. Il entendit la femme demander : – Tout va bien, tu n'as rien ? Il vit la femme se baisser et prendre la mallette. – Filons ! dit l’autre. Le suiveur et la femme passèrent à quelques mètres de Krobel. – Tout l'argent est-il là ? demanda le suiveur. – Je crois, lui répondit la femme.
Krobel resta cinq bonnes minutes dans son trou noir d'allée sans oser en sortir. Il songea secourir le porteur de mallette gisant sur le pavé de la ruelle. Mais comme il s'apprêtait à le rejoindre, il aperçut un couple sur le trottoir d'en face qui s'embrassait fiévreusement.
Ah, bon sang, des clients ! Figé dans l’encoignure d’un mur, il attendit, le temps d'un long baiser – puis il suivit à pas feutrés les amoureux. Cette nuit ne pouvait pas être perdue. Elle ne faisait au fond que commencer.

Une nouvelle signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »
Belle présentation qui donne envie de lire ce livre. Amitiés
C’est une nouvelle écrite par Yves Carchon, ce n’est pas un livre, mais peut-être qu’un jour elle fera partie d’un livre.
????
oui ?
top cette fiction j’adore
bises
Merci pour Yves, Caroline
j’ en ai connu des voyeurs, mais qui cherchaient plutôt à surprendre les couples en plein ébats !
Bonne journée Bernie
Comme quoi, il y en a d’autres !