Curieuse pièce que cette chambre ! Elle semblait hésiter entre le style rococo et le style victorien. Nora la trouvait belle pourtant bien qu'elle lui fît penser à un fouillis sans nom qu'il eût fallu peut-être harmoniser… Le domaine du rêve, une nouvelle poétique signée Yves Carchon.
LE DOMAINE DU REVE
Le vieux domaine des Eglers tombait en ruines quand Nora Belle en hérita. Il était bien trop vaste et trop lugubre pour qu'elle songeât à l'habiter. Il eût fallu peut-être le restaurer et y faire vivre trois familles pour l'égayer un peu. Mais à quoi bon, s'était-elle dit. Trouverais-je même quelqu'un pour l'habiter ? La contrée était si sauvage et le domaine si retiré qu'elle y avait elle-même renoncé. Elle y venait toujours aux environs de Pâques pour y passer un jour ou deux et retrouvait avec bonheur la chambre où son vieil oncle Sigismond avait dormi durant trente ans.
Cet oncle, qu'elle n'avait pas connu, était une des figures de la famille. Sans lui, les Belle n'eussent pas acquis le domaine des Eglers ni les hectares de terres qui l'entouraient. Des bois aux arbres centenaires, des prés d'arbres fruitiers qu'un maquis luxuriant de ronces et de taillis avaient fini par envahir. Des champs à l'abandon, étouffés par les herbes. Un parc peuplé de cèdres, de hêtres et de grands ormes, qui ceignait la maison. Et au-delà des bois, une immense forêt qui recouvrait toute la vallée.
Curieux homme, oui, vraiment, que l'oncle Sigismond. Grand, élancé, vigoureux comme un bœuf, il avait fait dit-on fortune en élevant des chinchillas dont il vendait la peau. Délicat élevage. Mais l'oncle avait des dons : il avait réussi. A sa mort, n'ayant ni femme ni enfants, il avait légué tous ses biens à Nora, fille chérie de son frère. Nora avait appris plus tard de la bouche de son père que Sigismond s'était marié trois fois, qu'il avait voyagé aux quatre coins du monde, ouvert boutique à Montréal et à Tokyo, fait commerce de lin, de drap et de beau linge, qu'il avait pris maîtresses, divorcé de ses femmes et entre-temps, bien sûr, bâti une fortune colossale.
Il ne restait de lui que cette chambre aux murs couverts d'étranges tentures et où trônait un large lit à baldaquin, au dais tout effrangé et couvert de poussière. Un grand portrait de lui était pendu au mur qui faisait face au lit. Portrait en pied où il posait très droit, le cou raidi dans un col empesé et tenant dans une main une sorte de parchemin. Son oeil était très vif, son nez protubérant ; une moustache imposante lui dévorait la lèvre supérieure. Du haut de son portrait, il semblait régenter le Monde et l'Univers.
Dans la petite chambre, à l'air trop confiné, s'étaient accumulés des meubles bas, un divan mol et fatigué, deux tablettes aux pieds fins où reposaient trois statuettes (une Velléda de marbre et deux hercules en bronze), une lampe de chevet et un bouquet de fleurs fanées, hérissé de piquants. Dans le coin le plus sombre, un secrétaire en acajou tout marqueté de nacre, où dormaient quelques livres (que Nora Belle n'avait jamais osé ouvrir), avait sans doute été le confident de maints courriers du cœur dont Sigismond était prodigue.
A la tête du lit, la table de chevet qui, elle, avait été témoin de maints ébats et, sur les murs, accrochés pêle-mêle : des cadres, des bibelots et des gravures jaunies en un nombre si grand que l'œil glissait dessus sans jamais s'arrêter.
Curieuse pièce que cette chambre ! Elle semblait hésiter entre le style rococo et le style victorien. Nora la trouvait belle pourtant bien qu'elle lui fît penser à un fouillis sans nom qu'il eût fallu peut-être harmoniser. Elle préférait laisser la chambre telle qu'elle était, craignant de profaner ce qui était encore l'intimité de Sigismond. Aussi, aux environs de Pâques, quand elle poussait les grosses grilles du domaine, n'avait-elle qu'une hâte, mêlée au pincement au cœur qui naît quand on retrouve un lieu aimé : retrouver cette chambre et tous les souvenirs de l’oncle Sigismond.
Nora ne s'était pas mariée parce qu'elle ne désirait ni homme ni enfant. Elle avait traversé sa vie sans éprouver la joie d'aimer ou d'être aimée. Elle était vierge encore à soixante ans passés. Pas d'amant, pas d'ami. Pas même la présence fraternelle d'une amie de son âge. Une solitude étrange qu'elle avait âprement cherchée pour se prouver peut-être qu'elle était bien Nora. Le rêve l'avait portée tout au long de sa vie sans même qu'elle y prît garde. Elle avait hérité du domaine des Eglers, d'un pavillon de chasse solognot et de l'immense fortune de Sigismond. Le rêve pour autant ne s'était pas brisé ; sa fortune subite l'avait intronisée dans un monde légendaire.
Sigismond lui parlait quand elle se retrouvait à Pâques dans la petite chambre et quand le vent faisait craquer les grands arbres alentour. Il ne sortait bien sûr jamais du cadre du tableau, mais son regard si vif et si malin semblait la cajoler avec un rien de dérision. Au moment du coucher, Nora osait à peine ôter sa robe et ses longs bas. Il lui fallait toujours éteindre la lampe de chevet. Quand elle rentrait dans les draps blancs et frais, apportés chaque fois pour 1'occasion, c'était comme si elle recevait un nouveau sacrement de baptême. Elle s'endormait radieuse, dans ce grand lit si vide et si hideux, et elle rêvait encore de Sigismond.
A sa mort les Eglers revinrent à un petit cousin qui n'avait jamais vu Nora. Il s'empressa de tout revendre et laissa les Eglers aux dents des bulldozers. Tout disparut dans un énorme pandémonium de pierres et de racines. De Sigismond et de Nora, il ne resta plus rien. Le domaine du rêve avait au grand jamais rejoint le monde du silence.
1982
Une nouvelle signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »
La magie du rêve s’est éteinte avec Nora . Une tres belle nouvelle j’aime beaucoup , je me suis laissé porter par cette atmosphère particulière , la chute a été brutale .
merci pour Yves
Oh this is Victorian?
We would probably call this Swiss style here in England, I think.
may be !
Comme quoi rien n’ est éternel sur terre !
Bonne journée Bernie
nous sommes de passage
Bonjour Bernie
J’aime bien !
@mitié
merci !
Belle description très précise.
“” Bonne fin de semaine, après un violent orage, hier.
Une belle gastro est venue s’ajouter à mes maux.
Pas facile de courir jusqu’aux WC, avec mes cannes … Lolll
Gros bisoux. “”
et bien plus