Un coup, deux coups, trois coups… L’escapade

Quand ils prirent la route, Collet était vide de tout sentiment pour Maggy. Il était heureux de ne plus souffrir. Maggy lui disait combien elle aimait être avec lui, lui parlait de son enfance, du tennis qu’elle ne tarderait pas à découvrir avec lui… L’escapade une nouvelle signée Yves Carchon.

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L’escapade

C’est Aux Tilleuls, petit bar tranquille, que Collet avait donné rendez-vous à Maggy. La journée s’annonçait belle. Il faisait déjà chaud ; le ciel, d’un bleu lumineux, invitait à l’escapade. Assis à sa table, Collet attendait paisiblement, tout en détaillant une carte routière dépliée devant ses yeux. C’était un jeune homme grand, à l’allure sportive et élégante. Ses yeux étaient verts ; ses cheveux d’une blondeur de blé ornaient un front haut et dégagé qui donnait plutôt confiance. Hardiesse et franchise émanaient de sa personne. Quelque chose pourtant affleurait des lèvres et du menton : une fragilité d’enfant mal dégrossi. Quand on le voyait, on était inexplicablement ému. Mais Collet ne savait pas qu’il émouvait : c’est ce qui faisait son charme.

Brusquement inquiet, il leva le nez de sa carte routière. Il se mit à tapoter nerveusement avec les doigts la table en mica. L’œil sur sa montre, il ne tenait plus en place. Il se demanda pourquoi elle n’était là. Viendrait-elle seulement ? Elle semblait être d’accord au téléphone. Et si lui avait lancé l’idée d’une journée à deux, c’est d’abord parce qu’il la savait seule. Que lui-même était très seul. Que deux solitudes peuvent faire un couple, même si ce mot-là restait dur à prononcer. Sa dernière histoire remontait deux ans plus tôt. Elle avait duré le temps d’une embellie et Collet était sorti meurtri de l’aventure. Echaudé, il s’était juré qu’on ne l’y prendrait plus.

Avec Maggy tout semblait différent. Elle était si paisible, si grave, si attentive. De quoi reprendre espoir et retrouver confiance en soi. Un instant, il pensa à Maggy une raquette à la main, portant jupette et polo blancs. C’était par un beau jour d’été et Maggy éclatait de santé. Le soleil butinait ses épaules cuivrées ; le vent levait, quand elle courait, un pan de sa jupette. Collet riait, il se sentait en pleine forme. Oui, rien n’était plus merveilleux que de savoir Maggy heureuse. Lui-même l’était ; il était clair qu’ils vivaient là un moment fort et amoureux.

Cette vision idyllique s’estompa quand le garçon lui apporta le café commandé. Collet jeta un œil à la pendule. Neuf heures passées. Au bar, trois clients plaisantaient. Collet en fut chagrin. Eux paraissaient heureux, insoucieux de l’instant ; lui pas. Maggy avait-elle oublié leur rendez-vous ? Si oui, qu’était-il donc pour elle ? Il se surprit à la haïr avec violence comme un homme immature qui vit dans l’absolu. Il lui prêta rouerie, malice et perfidie. Les femmes étaient pour lui la souffrance même, une sorte d’incarnation du Mal. Il s’y frottait toujours avec méfiance, pensant qu’elles n’existaient que pour anéantir la gent mâle. Vers l’âge de dix ans, sa mère l’avait abandonné dans un sanatorium pour raisons de santé. Elle n’avait pas cru bon venir le voir ne serait-ce qu’une fois. Pas une visite, pas un seul mot pendant ce long séjour qui avait bien duré huit mois. Presque une éternité pour lui. A son retour, sa mère lui avait dit qu’il n’était plus malade. Mais de quelle maladie était-il guéri ?

Quand Collet pensait à cet épisode de sa vie, il sentait son cœur broyé dans un étau. Il se prenait à pleurer à gros sanglots, longuement, doucement et il aurait voulu mourir. Personne n’aurait pu alors le consoler,

– Je suis en retard, dit Maggy en s’asseyant.

Collet sursauta. Il n’attendait plus Maggy. Il l’avait même oubliée. Et ce fut comme dans un rêve qu’il vécut toute cette journée.

Quand ils prirent la route, Collet était vide de tout sentiment pour Maggy. Il était heureux de ne plus souffrir. Maggy lui disait combien elle aimait être avec lui, lui parlait de son enfance, du tennis qu’elle ne tarderait pas à découvrir avec lui. Il s’étonnait de l’avoir invitée à passer cette journée ensemble.

Ils roulèrent ainsi comme deux étrangers. Maggy sentait sa réserve, combien il était distant et peu disposé à échanger. Encore moins à l’écouter. Elle en venait même à regretter d’être là à son côté.

Ils finirent par s’arrêter au sommet d’un col. Le soleil baignait toute la vallée. On apercevait ici et là des forêts de pins, mouchetées de zones bleues striées de lumière. Une nappe de brouillard se prélassait sur un versant de la montagne. Collet montra à Maggy l’insolite touffe blanche.

Le temps s’était rafraîchi. Maggy frissonna. Elle voulut rejoindre la voiture pour y prendre une veste. Collet la retint, serrant son poignet. L’air glacé qui arasait le point de vue lui fouetta les joues.

– Vous ne m’aimez pas, dit-il.

– Comment ça ? dit-elle.

La voix blanche de Collet, son regard perdu l’avaient alertée. Elle tenta de libérer sa main, mais Collet ne lâchait pas. Maggy recula d’un pas pour se dégager. Il lui attrapa le cou.

– Vous êtes fou !

Collet se mit à glousser.

– Oui, Maggy. Fou de vous !

L’attirant à lui, il chercha à l’embrasser.

– Lâchez-moi, lui cria-t-elle.

Il voulut la prendre dans ses bras mais elle s’esquiva. Il lui agrippa la robe. Elle le repoussa. Collet insista, bredouillant des mots incohérents qui parlaient d’amour. Maggy s’inquiéta.

Au énième assaut, elle comprit qu’il la prendrait de force. Elle lui échappa, se mit à courir vers la voiture, enfiévrée de peur. En bas, une voiture passa sans s’arrêter. Personne sur le belvédère. Tout semblait désert. Maggy atteignit la route. Elle la dévala à toute vitesse sans se retourner. Elle savait Collet à ses trousses. Maggy l’entendait souffler derrière son dos; elle courait moins vite, perdait du terrain. Elle manquait de souffle.

En quelques secondes il fut sur elle. Il la culbuta dans le fossé, lui plaqua une main osseuse sur la bouche ; de l’autre, il fouilla entre ses cuisses, tenta de la prendre. Maggy, une fois, le repoussa. Mais il la cloua au sol. Elle hurla de trouille. Il lui asséna une gifle pour la faire taire.

– Vous ne m’aimez pas, Maggy, lui criait-il.

– Lâchez-moi, sanglotait-elle.

Il bavait de rage tout en cherchant à l’étrangler.

– Pourquoi ne m’aimez-vous pas ?

Il la chevauchait, tirant ses cheveux et tremblant de tous ses membres. Penché sur Maggy, Collet raidit soudain son corps. Tout le paysage – pins, ciel, route, vallée – se mit à danser autour de lui. Il lâcha Maggy, groggy, et roula sur le côté.

Dans leur lutte, la main de Maggy avait trouvé un rondin. Elle l’avait saisi, en avait porté un premier coup sur la nuque de Collet. Collet de douleur avait basculé sur le côté pour se protéger. Le deuxième coup était parti : cette fois-là le rondin l’avait atteint au front. Il était tombé dans l’herbe rase. Maggy s’était redressée. De peur, de colère, elle martelait furieusement le visage de Collet.

Un coup, deux coups, trois coups.

Collet pantelant ne bougeait plus.

Maggy s’immobilisa. Elle n’en croyait pas ses yeux. Collet, face contre terre, avait les deux bras en croix. Des traînées de sang tachaient ses cheveux. Au sommet du crâne, un pâle épi blond frémissait dans l’air du soir.

Lâchant le rondin ensanglanté, Maggy planta tout sur place. Elle se rajusta, se hissa jusqu’à la route. Elle pensa au sac et à sa veste qu’elle avait laissés dans la voiture. Tant pis, pas question de lambiner.

Une fois sur la route, elle put voir qu’une voiture s’était garée. Un vieux couple en descendait. Maggy appela. Elle tremblait de froid, de peur et ne pouvait plus marcher.

– Que vous arrive-t-il ? demanda l’homme, arrivé à sa hauteur.

– Là, en bas, dit Maggy, montrant la masse noire étendue dans l’herbe.

– Quoi, là-bas ? fit la femme d’un ton aigre.

Comme ils regardaient tous trois en contrebas, ils virent émerger du bas de fosses une silhouette d’homme, ombre titubant dans la lumière ténue du soir tombant. Collet, le visage maculé, avançait péniblement vers eux.

– Non, cria Maggy comme si toute son énergie s’était brisée.

– Laissons-les, conclut la femme en se dirigeant vers leur voiture.

– Il vaut mieux, ajouta l’homme.

– Attendez, cria Maggy.

Ils étaient déjà dans leur voiture.

Maggy les suivit en claudiquant. Elle cogna contre leur vitre :

– Attendez ! Je vous en prie !

La femme lui fit signe de s’éloigner. Le moteur tourna. L’homme derrière la vitre parut hésiter, mais la femme lui parla. Maggy les vit démarrer, rouler, disparaître la laissant dressée face à Collet.

Parvenu à sa hauteur, il fit la grimace en palpant ses côtes endolories. Puis il se passa une main sur le visage. Il ne disait rien, un sourire mauvais aux lèvres.

Maggy le fixait intensément, prête à défendre sa peau. Collet la regarda comme si ce n’était plus Maggy qu’il regardait. Une femme tout au plus capable d’ourdir rouerie, malice et perfidie. Sa mère peut-être.

La nuit terrible et nue s’apprêtait à tomber sur la forêt de pins.

yves carchon auteur

 

Une nouvelle signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »

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Bernie
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Moi, c'est Bernie. Incubateur d'actualités pour vous informer autrement.

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6 commentaires

  1. J’aime bien la lecture et les nouvelles qui sont un style bien particulier.
    J’en ai écrit une pour un concours, une foIs, bien moins violente, qui s’intitulait « Antisocial » et que j’avais publié dans un billet de mon blog (intitulé « Aveux »).

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