Où sont les œufs ?

Ah, tiens, tu es rentré, lui dit la mère par la fenêtre ouverte. Où sont les œufs ? … La mère pensa aux œufs qu’il avait oubliés. A table, elle lui en fit reproche. Il ne l’écoutait pas… La coquille une nouvelle signée Yves Carchon.

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La coquille

– Pas encore parti, dit la mère.

Mathieu piétina sur place, n’osant trop se décider à traverser la cour. Le soleil dorait les dalles bosselées de la cuisine et la porte grande ouverte accueillait l’air matinal du début de saison. Le printemps était venu ; Mathieu l’avait pressenti bien avant que naissent les premiers bourgeons. Ses chairs l’avaient prévenu, vigiles perspicaces et farouches. La mère, elle, ne sentait plus rien, que le poids de l’âge, les peines d’une vie, la douleur intermittente d’avoir perdu le père trop tôt.

– Allons, file ! Va chercher les œufs, dit la mère en houspillant Mathieu.

Mathieu se laissa chasser sans ménagement. C’était un solide gaillard, aux muscles saillants sous sa chemise à gros carreaux. Lourd, pataud, engourdi de sève. Une force d’amour.

Il plongea dans le soleil, grand, robuste, s’ébroua dans la lumière puis leva le nez au ciel, ivre et chancelant.

Dans la cour, les poules ergotaient. Alentour, la terre germinait. Mathieu l’entendait vivre, gonflée de pousses et entravée par les racines. Il la savait suprême et souveraine. Il l’écoutait. Elle battait comme un pouls rythmant le cycle des saisons.

– N’oublie pas les œufs, cria la mère de la cuisine.

Oublier les œufs. Cela l’éveilla.

Mathieu n’avait pas de mémoire. Il était même idiot selon la mère. C’était son désespoir. Il n’avait su lui apporter que larmes, soucis, désillusions et amertume. Elle l’aurait voulu autre, pareil au père, la tête sur les épaules et les pieds bien sur terre. Il en était bien loin ! Toujours à traînasser, rêver ou bayer aux corneilles. Et oublier ce qu’il avait à faire.

Ainsi les œufs, qu’il oublia.

Il traversa la cour d’un pas martial. Barrière poussée, il se mêla aux champs. C’était une symphonie. Tout bruissait dans les herbes, tout gonflait, tout croissait. Il sentait des fourmis lui picoter la peau, il entendait de frêles pépiements dans les fourrés, il s’enivrait d’odeurs de terre et il sentait durcir son sexe comme il marchait. La nuit dernière, il s’était caressé craignant comme chaque fois d’être surpris par mère.

Dès l’âge de huit ans, délaissant la prière qu’il ne comprenait pas, il s’était adonné au plaisir solitaire. Sa mère le gourmandait mais lui n’y pouvait rien. Ainsi naît quelquefois l’incompréhension entre mère et fils.

Au détour du chemin, il fut accueilli par le vieux Castor, le chien de la mère Savard. Mathieu ne l’aimait pas. Il le repoussa en lui donnant un méchant coup de pied. Au loin dans les champs, Mme Savard pliée en deux, binait.

Rompue aux besognes les plus frustes, elle était solide et forte, gaillarde, comme arrimée à sa solitude. La saison s’annonçait belle pour elle ; c’était le principal.

N’oublie pas les œufs. Mathieu y pensa en apercevant la mère Savard, puis tout s’envola. A grands pas il s’enfonça dans les sillons, se sentant aimanté par la forme imprécise à l’autre bout du champ. Ses gros souliers pesaient. Il marchait vite, plus certain. Le ciel comprimait ses tempes. Son sang cognait et jubilait dans tout son corps. Il approchait.

Bientôt il fut à la hauteur de la bineuse. D’abord, ce fut sa croupe qui s’offrit à lui. Ronde, large, tendue sous sa robe noire. Une première salve lui traversa le ventre comme une décharge. Une image de printemps, de champs, d’eau claire vint s’imprimer sur sa rétine. Il s’étonna du jour et de l’instant.

Père aussi était mort par un jour de printemps. Un hiatus dans l’enfance de Mathieu. Les derniers temps, le vieux était devenu triste et taciturne. Il ne supportait rien : ni plantes, ni bêtes, ni mère, ni lui. Puis tout s’était comme emballé : l’enterrement, l’église, la proche famille venue d’on ne sait où, qu’il n’avait pas revue. Les sanglots de sa mère.

– Ah te voilà Mathieu ! Alors, combien d’œufs aujourd’hui ? lui demanda la mère Savard sans lâcher sa besogne.

– J’en veux pas, dit Mathieu.

– Comment ça, dit la vieille.

Ce fut tout.

Mathieu se rapprocha d’un pas. Le soleil cognait sur son crâne et le sang affluait à son ventre. Les œufs, les œufs. Pas encore parti !

– Eh bien, combien d’œufs ? demanda Mme Savard toujours ployée sur son arpent.

Une autre salve, impérieuse et cuisante. Son sexe était tout sec, tendu vers cette forme noire. Il prit peur et bava. Son désarroi s’évanouit. Redressée, Mame Savard avait fait un pas vers lui. Un pas, oui. Ne reste pas planté là !

Il revit une cousine l’embrasser sur la joue et la grande tablée qu’ils avaient dressée dans la cour. Un idiot, un brave garçon ! Mme Savard avait retroussé ses jupes ; Mathieu put voir ses cuisses potelées gainées de bas grossiers. Castor, qui était là, tournait en rond en gémissant. « Fous le camp ! » cria la vieille au chien. « Et toi, approche » dit-elle en appelant Mathieu.

Il tomba à genoux, prêt à ramper, à se traîner et à lécher ses pieds crasseux. Il était prêt à forniquer la terre, le ciel et l’univers. « Viens » dit encore la mère Savard. Il crut que c’était mère qui l’appelait. Il tressaillit. Non, non. Il se jeta sur ces cuisses grandes ouvertes.

« Viens, oui, oh, viens ! » Elle s’était abîmée à terre, l’attirant en elle. Il fut pris de pitié, de force, de dégoût. Il serra la vieille éperdument. Il entra en elle tout en vigueur, s’y enfonça. Mais d’impatience il lui gicla la vie. Elle pleura de dépit, le repoussa, puis lui saisit la tête et le berça.

Un idiot, un brave garçon.

Mathieu roula sur le côté, le nez enfoui dans un sillon. Il dégouttait encore de sève. La terre la recevait. Mme Savard était debout, toute empêtrée dans ses jupons. Mathieu ne fut pas long à rajuster son pantalon, à prendre la poudre d’escampette et à rire à la vie. Mme Savard déçue s’en prit à la Nature. Elle en vivait pourtant. Castor vint lui lécher la main. Le soleil était haut.

Rentré chez lui, Mathieu n’avait pas faim. Il aurait bien chanté au soleil de midi. L’air bourdonnait autour de lui. Assis sur une chaise de la cour, il entendait la mère qui s’affairait dans la cuisine. Mathieu ne l’aimait pas. Il pensait à son père. Mme Savard n’avait pas existé. Un hiatus dans la vie de Mathieu. Il écoutait sourdre la vie en lui, au plus profond.

– Ah, tiens, tu es rentré, lui dit la mère par la fenêtre ouverte. Où sont les œufs ?

Mathieu suivit un lézard vert qui filait sous une pierre. Il aurait tant aimé être un lézard ! La mère pensa aux œufs qu’il avait oubliés. A table, elle lui en fit reproche. Il ne l’écoutait pas. Car il savait que lui, il avait brisé la coquille.

yves carchon auteur

 

Une nouvelle signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »

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Bernie
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12 commentaires

  1. Ah j’en ai connu du genre, gamine, il avait un lopin de terre et bêchait, bêchait sans cesse, même ceux des autres, et de temps en temps il se défoulait encore au bal, dansant seul sur la musique… J’aimais pas aller au poulailler ramasser les oeufs pour cause le coq m’avait à l’oeil le bougre !!!!! Merci…

  2. Surprenant récit … qui me rappelle une partie d’un roman lu il y a très longtemps.
    Bonne fin de semaine, toujours grise et venteuse.
    Comme mon dos, toujours coincé, beaucoup de mal à écrire …

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