Entretien avec Isabelle, une jeune fille octogénaire

C’est au cours d’une randonnée à Madère que j’ai rencontré Isabelle et son mari René. J’ai été frappée par sa vivacité, sa lucidité et… sa jeunesse. Ses 80 et des années ne sont à mes yeux (et aux siens aussi…) qu’un simple chiffre inscrit presque comme par erreur sur sa carte d’identité. J’ai tout de suite adoré discuter avec elle… C’est une des rares femmes au monde qui ne me donne pas peur de vieillir.

Paul da Serra (Madre)
©Virginie Vanos

 

Entretien avec Isabelle, une jeune fille octogénaire 

Virginie Vanos : Bonjour jeune fille ! Je rentre de suite dans le vif du sujet. Nous nous sommes rencontrées lors d’une randonnée à Madère. Je t’ai vue, pardonne-moi l’expression, courir comme un lapin de Garenne alors que la plupart des marcheurs aguerris avaient du mal à suivre ton rythme effréné…

Isabelle : C’est vrai que je n’imagine pas une randonnée à un autre rythme ! Petite, déjà, j’étais ce qu’on appelle un vrai garçon manqué. Je courais partout, je grimpais aux arbres, je faisais du vélo, du patin à roulettes…

Je me souviens de ma grand-mère qui pestait contre ce comportement qu’elle jugeait peu adéquat pour une fille. Mon père (qui était rôdé à l’éducation des filles, vu qu’il en a eu quatre !) lui a rétorqué que je n’étais ni indécente, ni garçon manqué mais que j’étais au contraire une petite fille très réussie ! Je devais avoir 8 ans quand j’ai assisté à cet échange.

Je crois que c’est en partie pour cela que j’ai toujours eu une activité physique régulière. Peut-être aussi parce qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire dans la campagne alsacienne à cette époque-là !

 

VV : Te considères-tu comme féministe ?

Isabelle : Je n’ai jamais mis de mot exact sur mon comportement et ma façon de vivre et de penser. Aussi loin que je m’en souvienne, c’était un fait acquis que j’étais l’égal d’un homme, de tous les hommes !

Et je ne voyais pas pourquoi il en pouvait être autrement. J’ai pensé en revanche que j’étais progressiste à l’occasion des fiançailles et du mariage de ma sœur aînée. Je n’ai pas l’impression qu’elle se soit mariée par amour. Elle a plutôt épousé une situation, une garantie matérielle sur l’avenir.

 Je n’ai pas été franchement choquée. J’ai surtout pensé que si c’était ça le mariage, c’était loin d’être drôle et que cela ne collait pas avec l’idée que je me faisais de l’amour et du bonheur.

Riquewihr -Fronton
©Virginie Vanos

 

VV : Et si on parlait de ton union avec René…

Isabelle : J’ai flashé, comme on dit aujourd’hui, sur René lors de ma première année à l’université. Avec Pauline, ma sœur cadette, on a bien passé deux mois à l’observer de loin ! Un jour, il m’a proposé d’être mon cavalier à un thé dansant. J’ai répondu « Oui, pourquoi pas, tant qu’il s’agit de danser, je suis toujours contente ! ».

C’est vrai que c’était un peu calculé. Je voulais lui faire comprendre que je n’étais pas une chose acquise, un petit machin qu’on lève selon son bon vouloir… alors que je suais des boules de naphtaline tellement j’attendais cela ! J’avais déjà eu quelques flirts, mais je n’avais jamais rencontré personne qui me fasse transpirer comme si je piquais un sprint !

On est resté 7 ans ensemble avant de se marier. Il faut dire que j’avais un caractère bien trempé, et lui aussi. Je ne sais plus combien de fois on s’est disputés, séparés, réconciliés. Mais René venait d’une famille beaucoup plus traditionaliste que la mienne et qu’il était confronté pour la première fois à une jeune femme qui n’avait rien d’une princesse de contes de fées.

Après 57 ans de mariage, en vieillissant, on tend tous les deux à redevenir un peu comme on était à vingt ans. Il me traite souvent de MLF, je lui rétorque qu’il n’est qu’un vieux réac. On se fait alors la gueule pendant quelques heures, puis on passe à autre chose… jusqu’à la fois suivante ! Ce qui n’empêche en rien le fait qu’on soit globalement heureux.

Se chamailler n’a rien de malsain dans un couple, tant qu’on ne tente pas d’égorger l’autre, au propre comme au figuré ! Et puis, c’est naturel… Nous sommes mari et femme, deux êtres différents, pas des frères siamois !

 

VV : En quoi nos divergences d’opinion ont-elles influencé votre parcours ensemble ?

Isabelle : Déjà le rapport aux deux belles-familles. Mon père comme ma mère regardaient mes beaux-parents de travers, sans pour autant exprimer de critiques ou tenter la moindre conversation houleuse. C’était inutile…

Mes parents étaient issus d’un milieu où les débats d’opinion étaient toujours ouverts, ils nous ont encouragées à penser par nous-même. Mon père était fort croyant, allait à la messe tous les dimanches mais ne pouvait pas s’empêcher après le service d’aller chercher des noises au curé, sur la virginité de Marie, entre autres, conte qu’il jugeait aberrant à cause de son non-sens biologique.

Mes beaux-parents, eux, étaient complètement bigots.

Et mon beau-père maintenait ma belle-mère dans l’ignorance, chose qui me hérissait totalement. Je me suis rendu compte à la naissance de ma propre fille que ma belle-mère ignorait ce qu’était le mécanisme de l’ovulation. Et cette phrase restera toujours gravée en moi…

Je devais être avec René depuis une bonne grosse vingtaine d’années que ma belle-mère m’a confessé qu’elle pensait qu’avec le temps, ils arriveraient à me faire « plier ». Je n’ai alors pas bronché.

Mais je suis à l’heure actuelle encore totalement furieuse ! C’est difficile de faire la paix avec des morts…

 

VV : Tu es mère d’une fille unique, que tu as eue à l’âge de 39 ans…

Isabelle : Si tu savais comme ça a pu choquer, à l’époque ! On disait « Isabelle ne veut pas d’enfant pour ne pas déformer son corps, elle rend René malheureux » et j’en passe.

Déjà, on a passé la première décennie de notre mariage en Afrique. Là-bas, le climat politique de l’époque ainsi que nos boulots respectifs (nous étions engagés dans l’humanitaire. Moi dans le médical, René dans l’ingénierie) ne donnaient pas la priorité au fait de fonder une famille.

Quand nous sommes rentrés en France, alors que nous nous portions comme un charme en Afrique, René a eu la fièvre jaune et moi une gigantesque hépatite ! Le comble ! Ce n’était pas beau à voir. Il faut être un peu bouché pour se rendre compte qu’avec ce genre d’infections, on ne pense pas à la bagatelle et encore moins à la procréation.

Quand j’ai été guérie, j’étais maigre à faire peur. René s’est rétabli plus vite que moi. Il m’a fallu deux ans pour récupérer totalement et je garde encore des séquelles. Cela fait plus de 45 ans que je n’ai pas touché à une goutte de café par exemple…. Estelle est une enfant archi désirée après toutes ces aventures !

Elle est née il y a maintenant près de 43 ans. Elle a hérité de mon caractère bien trempé, de ma fantaisie et de mon imagination. De René, elle tient sa rigueur, sa soif d’absolu et sa grande sensibilité. Ce mélange ne fait pas toujours bon ménage.

Ma fille a eu une peine de cœur il y a une dizaine d’années, elle ne s’en est jamais franchement remise. Elle est brillante dans son boulot, elle a de bons contacts avec ses collègues, une bande d’amis très sympa.

Mais elle ne veut plus entendre parler d’histoire d’amour stable. Elle ne me l’a confié qu’à demi-mot, mais elle passe sa vie à éviter les tentatives de séduction. Et elle prend un amant de temps en temps, quand elle s’ennuie, me semble-t-il. Je ne crois qu’aucun n’a duré plus de deux mois. En tant que maman comme en tant que femme, je suis triste. J’ai l’impression que ma fille croit qu’elle n’a pas droit au bonheur.

A mes yeux, son comportement n’a rien de malhonnête ou d’amoral. Je crois qu’elle met tout en œuvre pour ne plus jamais avoir le cœur brisé. Mon mari, lui, ne comprend pas trop. Ou plutôt ne préfère ni savoir ni comprendre.

L’ignorance lui permet de ne pas se sentir lui-même blessé.

March du village de Mdunku Kebbeh (North Bank- Gambie)
©Virginie Vanos

 

VV : Quand je t’entends parler de ta fille, j’ai envie de te demander quelle est ton opinion générale sur l’amour, la séduction, le couple dans le monde actuel…

Isabelle : Il y a eu, enfin, ce n’est que mon avis très personnel, une période bénie, entre les années 70 et 90 où les femmes étaient naturellement les égales de l’homme, du moins dans les faits et dans les mœurs. A cette époque, c’était au niveau législatif qu’il fallait donner un bon coup de pied dans la fourmilière !

Depuis, on régresse.

Quand j’entends parler les petits-enfants de mes amis, je suis pantoise. Les deux sexes veulent avoir tout, tout de suite, beaucoup d’enfants sont des rois-tyrans et à l’adolescence, on voit resurgir des archétypes qui datent d’il y a 50 ans !

Il y a les filles bien et les filles faciles, les garçons inintéressants et les playboys.

Le physique a trop d’importance. On ne s’intéresse pas beaucoup à celui ou celle qui ne semble pas sortir d’une télé-réalité ! Le sexe est omniprésent, mais essaie de faire comprendre à un jeune lambda de vingt ans ce qu’est le désir, la sensualité, l’épanouissement sexuel…

J’ai la sensation que les rapports sexuels sont maintenant une espèce de discipline olympique où il faut maitriser un maximum de figures imposées. Et aussi, on dirait que dire « Je t’aime » est une phrase totalement indécente.

Je ne dis pas qu’il faut le dire matin, midi et soir, mais brider l’expression de ses sentiments parce que l’autre pourrait avoir éventuellement peur d’un simple engagement affectif, je ne crois pas que ça ne rende ni serein, ni heureux !

 

VV : Pour terminer, quel regard portes-tu sur les mouvements féministes actuels ?

Isabelle : C’est une excellente chose que les femmes prennent la parole, qu’elles réclament les mêmes droits, le même respect et la même considération que les hommes. Qu’elles ne soient plus victimes et en plus honteuses de l’être face à des porcs comme Weinstein et consorts.

Que la gynécologie ne soit plus une spécialité destinée aux « menus problèmes féminins », mais une discipline considérée à juste titre comme la cardiologie ou la chirurgie digestive. C’est une lutte juste.

Nous sommes tous libres et égaux, qu’on soit homme, femme ou transgenre, les inégalités sont à l’encontre de la nature humaine et de tout bon sens biologique !

Mais après la lutte, il faudra trouver une stabilité. Je ne serai plus là pour le voir sans doute, mais un jour, il faudra bien que tous les êtres vivent en harmonie. Il devient urgent que les lois comme les esprits admettent pour de bon que les inégalités ne devraient pas exister simplement parce qu’elles sont stupides et insensées.

Sans quoi, la société restera un champ de bataille permanent. Et personne n’a jamais été heureux en temps de combat.

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Virginie Vanos © Marc Naesen

Une rencontre signée Virginie Vanos

(Re) découvrez l’interview de Virginie Vanos qui nous parle de son dernier roman Anna Plurielle

 

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Bernie
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8 commentaires

  1. J’aime beaucoup!
    Encore aujourd’hui, ne pas être mariée tôt, ne pas avoir d’enfants …C’est mal vu, alors à l’époque!
    « La jeunesse est un état d’esprit! » ,-)

  2. j’ ai dans l’ idée que son souhait ne se réalisera jamais , mais quelle clairvoyance dans ses propos !
    Bonne journée Bernie

  3. J’ai tout lu avec beaucoup d’intérêt : cette femme est vraiment quelqu’un d’exceptionnel.
    J’ai adoré cette conversation. Merci.
    Bon jeudi,
    toujours dans le gris,
    Alors je fais des bibis !
    Zou, des bisoux !

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