Covid-19 : Le Feuilleton | Episode 7

Confinement jour 46… « Covid-19 : Le Feuilleton », un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. A suivre tous les vendredis pendant la période de confinement.

Covid-19 : Le Feuilleton | Episode yves carchon

Journal en temps de coronavirus

Chapitre 2 : Les culs-terreux (suite)

Pourtant, Cushing avait toujours eu à cœur de nous donner un coup de main, à nous autres, les ploucs, parce qu’il disait — à qui voulait l’entendre, que c’étaient nous qui faisions manger la nation et que sans nous beaucoup crieraient famine. En quoi il n’avait pas tout à fait tort.

Mais il y avait plus : Jo Cushing était né sur nos terres, c’était un gars d’ici. Il connaissait tous les malheurs pouvant frapper notre communauté et ne manquait jamais de rencontrer le sénateur du cru, auquel il extorquait toujours de conséquents et abondants subsides. Jo était un champion, un authentique lascar pour la récolte de pognon auprès des gros bonnets. Il arrosait tous ceux dans le besoin quand la sécheresse avait frappé ou quand les pluies avaient réduit nos champs en mares boueuses.

Jo : un athlète au regard clair, au chapeau sur le front, au menton en galoche, qui nous foutait la frousse à Jim et moi, quand on était gamin.

A l’époque dont je parle, je venais d’avoir douze ans. Jim, étant orphelin, avait échoué un beau jour dans l’un des foyers du village : celui des O’Hara. Comparé aux familles d’accueil qu’il avait connues, Jim se disait qu’il avait eu le cul bordé de nouilles quand on l’avait placé chez eux. Un couple qui n’avait pu avoir d’enfant et qui en cherchait un pour l’adoption. Quand Jim s’était pointé chez eux, accompagné par un gars du comté, il s’était vu reçu comme le Messie. Les O’Hara lui avait préparé une tasse de cacao et une tranche de pudding que Rosa O’Hara avait confectionné à l’occasion de cet événement. Car pour les O’Hara, ce jour était resté gravé comme un événement sur le livre de leur vie. Il serait dit que Jim serait traité comme un cadeau du Ciel.

Ce qu’il avait été. Aucun gamin n’avait été autant choyé que Jim. Je peux sans peine l’affirmer, car il était cerné par la douceur enveloppante de Mme Rosa, experte en confitures, l’attention très bienveillante de Mr O’Hara, alors que moi je ramassais des torgnoles à la pelle, pour un oui ou un non, quand Pa n’abusait pas des coups de ceinturon me pleuvant sur les fesses. Non, Jim avait décidément tiré les bonnes cartes, à moins que Dieu s’en soit mêlé.

Si je parle de Dieu, c’est en partie parce que c’était la seule ombre au tableau dans l’existence de Jim. Les O’Hara étant croyants, voire pratiquants, il n’était pas un jour férié ou un dimanche sans qu’il ne fût traîné au temple, où il était censé apprendre des chants et autant de prières pour le salut des hommes. Dans le village, Rosa O’Hara faisait office de dame patronnesse. Elle épaulait activement le révérend, de sorte que Jim — du moins jusqu’au moment où je fus reconnu comme copain officiel par le couple O’Hara, devait l’aider à nettoyer le temple, quand il ne devait pas fleurir l’autel ou astiquer les candélabres et pieuses reliques.

Le révérend ne manquait pas de caresser la joue de Jim ou de l’attirer contre lui quand le travail était fini. Mais Jim se raidissait, lançant avec son seul regard des appels de détresse à Mme O’Hara.

— Un bon garçon, disait le révérend, en lui pinçant la joue.

Mais Jim s’arrachait de ces mains trop pesantes et allais se nicher dans les jupes de sa mère adoptive. Mme O’Hara se mettait à glousser en regardant le révérend, s’excusant presque de l’attitude de Jim. Sur le chemin du retour menant à leur maison, elle lui faisait un brin de morale.

—Tu pourrais faire un effort avec le révérend ! C’est vraiment un saint homme. Il s’est proposé gentiment de te faire travailler tes prières…Je serais toi, j’accepterai…

— Oh, non, pas lui ! s’était écrié Jim. Je préfère Mr. O’Hara !

A la maison, ils en avaient parlé, mais devant l’insistance de Jim, Mr O’Hara s’était vu contraint de trancher. Ce serait lui, le père, qui donnerait des cours de religion à Jim.

Jim avait tiré le gros lot. Car il s’était vite avéré que Mr O’Hara n’avait pas plus de foi que ça. Il s’acquittait de son devoir d’ouaille consentante, dans les pas religieux de Mme O’Hara qui, elle, en aurait converti plus d’un si on avait lancé une nouvelle croisade.

Du coup, il s’en tirait plutôt pas mal en matière de corvée de prières. Et il avait sauvé sa peau en ne fréquentant pas le révérend. Certaines choses se murmuraient entre gamins, de drôles de gestes qu’il avait le révérend à trop vouloir nous tripoter.

Jim m’avait dit qu’il n’en avait jamais parlé aux O’Hara, pour la bonne raison que personne n’état en mesure d’entendre ce qu’il avait à dire. Ils — et surtout toutes les femmes du village, étaient littéralement fascinés par les sermons du révérend. Il leur parlait de pénitence, d’humilité, d’amour, autant de mots qui résonnaient bizarrement pour les gamins que nous étions.

Le mot pêché était brandi par lui à tous ses coins de phrase, le transformant parfois en fou furieux, qui en tétanisait plus d’un. « Un pauvre diable », m’avait dit Jim, le jour où il avait failli trouver la mort, mordu par un crotale. Et il était vraiment sincère. Jim, il est vrai, portait en lui une infinie bonté. Et c’est précisément ce qui m’avait séduit en lui.

En fait, nous étions devenus amis très vite. Dès son entrée dans notre cour d’école, je m’étais dit qu’il aurait plein de choses à raconter, vu qu’il venait d’ailleurs. J’ai toujours aimé les histoires et que quelqu’un me les raconte. A douze ans, ce fut Jim. Et il n’en manquait pas d’histoires, ça non ! Pourquoi avoir dû fuir telle famille et comment on l’avait rattrapé, combien à chacune de ses fugues, la police était sur les dents et combien les services sociaux lui en faisaient baver à son retour. Les O’Hara avaient été pour lui un havre, un de ces bien connus verts pâturages dont nous parle la Bible. Un réel foyer où il avait vécu une renaissance.

Et des histoires, depuis son arrivée dans sa nouvelle famille, il en avait ! Pas seulement les siennes, celles de sa chienne de vie. Non, d’autres, plein d’autres. C’est Mr O’Hara qui l’informait de choses qui arrivaient en-dehors du village, ayant donné le choix à Jim entre apprendre bêtement des prières ou l’écouter lire le journal. Jim n’avait pas hésité une seule seconde. Chaque jour, il avait donc accès aux nouvelles du comté, lues à voix haute par Mr O’Hara et provenant du Morning Star.

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de « Riquet m’a tuer« , de « Vieux démons« , de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

 

Retrouvez :

Covid-19 : Le Feuilleton | Episode 6

Covid-19 : Le Feuilleton | Chapitre 1 La fin des temps

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Bernie
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14 commentaires

  1. Une belle histoire d’amitié entre ces deux gamins aux parents bien différents .
    Bon premier mai et merci à Yves pour ce feuilleton

  2. merci pour ce feuilleton passionnant. bon 1er à toi, sous la pluie ici, cela fait du bien à la nature, un peu moins au moral. bises.celine

  3. Une belle histoire avec des « sous-entendus » …
    Bonne fin de semaine et début de mois en espérant qu’on va vers un peu plus de liberté …
    Avec un 1er mai qui fête la perte de travail pour beaucoup, hélas !
    Mes zamours me manquent trop, mais je ne dois pas être la seule.
    Gros bisoux, cher bernie.

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