Il était comme stupide. La voiture avait dérapé avant de basculer dans le fossé. Un, deux, trois, quatre tonneaux… Le tournant, une nouvelle fantastique signée Yves Carchon.
Le tournant
La pluie s’était mise à tomber juste avant la nuit. Une pluie fine, portée par le vent, qui cinglait les vitres du salon. Assis devant sa télé, il percevait nettement le chuintement des voitures passant sous ses fenêtres. Tout juste s’il ne devait pas monter le son ! Un enfer, c’te nationale. Mme Maheux venait juste de rentrer. Rien qu’à sa manière de claquer la porte, il avait compris qu’elle avait des choses à dire. Un agacement certain ou pire : une réelle contrariété.
— Quelque chose qui ne va pas, lui cria-t-il.
— Une voiture dans le fossé !
— Encore !
— Faudrait aller voir !
— Où ça ?
– Dans le tournant, en bas de la côte !
Maheux soupira, s’extirpant de son fauteuil. Il prit une veste, chercha son imper, mit ses bottes en caoutchouc. Puis il vissa sa casquette et tira une lampe torche d’un tiroir.
– Sois prudent, cria Mme Maheux de la cuisine.
Maheux haussa les épaules en fermant la porte sur lui. Dehors, il faisait un temps de chien. La pluie redoublait ; le vent rabattait sur le jardin des gifles de pluie. Sous l’auvent il hésita, puis il remonta le col de son imper avant d’affronter ce foutu temps. Merde de merde. Il franchit la grille du jardin, déboucha sur la grande route. Prudemment, il longea le bas-côté, harcelé par les voitures qui lui crachaient des giclées. C’était incessant, un flux continu qui ne finissait jamais. Sans sa torche, Maheux aurait pu glisser dans le fossé.
La veille, ils avaient été tirés du lit en pleine nuit. Accident encore. Il était quelle heure ? Deux heures du matin ! Des doigts qui avaient tambouriné contre leurs vitres. « Lève-toi ! Va voir ! » avait dit Mme Maheux. Il s’était levé et avait ouvert la porte. Une femme et ses trois gosses, grelottant de froid. Le père était mort dans l’accident. Il revit Mme Maheux porter des lainages aux trois enfants et leur offrir un lait chaud.
— Va chercher des couvertures, l’avait-elle rembarré.
Hébété, il avait fouillé dans leur armoire. Il était peut-être encore vivant le père ? « Où vas-tu ? » « Je préfère aller le voir. L’est peut-être encore vivant !» Sur place, l’homme était bien mort. Maheux lui avait tâté le pouls. « Mort de chez les morts », qu’il s’était dit.
Quand il arriva au bas de la côte, la pluie tombait dru. Il ne voyait rien : ni le bas de fosse, ni le champ en contre bas, ni la route. Il braqua sa torche, puis sauta dans le fossé. En bordure du champ, la pluie clapotait contre les herbes. Sa lumière chercha des traces, des branchages cassés. Il perçut un sourd gémissement. Dévalant le champ, il figea sa torche sur un taillis déchiqueté. Bientôt son faisceau tomba sur la voiture renversée.
Un homme gisait, étendu sur le ventre. Maheux s’en approcha en s’accrochant aux buis. L’homme respirait encore ; il n’était que blessé. Il ôta son imper, couvrit le corps de l’homme, courut à la voiture. Il fouilla les ténèbres. Seule la portière du conducteur était ouverte. La torche lui révéla qu’il n’y avait personne dans la voiture.
Il revint au blessé, le secoua et l’appela.
– Eh, oh !
L’autre bougea, ouvrit les yeux. Ça va, se dit Maheux. L’homme s’agrippa à lui. Son visage était maculé de terre, sa joue droite entaillée. La veste qu’il portait était fripée et déchirée à hauteur d’une épaule.
— Pouvez marcher ?
— Non, lui dit l’homme en lui montrant sa cuisse.
— Bon, je vais vous porter !
Maheux le bascula sur ses épaules, prit le chemin inverse mais en grimpant et s’arrêtant pour reprendre son souffle. L’homme était tout trempé. Maheux longea la route, guidé par sa lampe torche. Il entendait gémir son homme.
— Ça va ? demandait-il.
— Oui, geignait l’homme.
— Voilà. Nous voilà arrivés.
Mme Maheux attendait sur le pas de la porte. Quand elle les vit, elle vint à leur rencontre.
— Seul ?
— Oui, dit Maheux.
Mme Maheux les précéda. Dans la chambre il posa l’homme sur leur lit où les enfants avaient dormi la nuit dernière. Mme Maheux alla chercher un linge qu’elle lui passa sur le visage.
— C’est une chance, dit-elle. Sans mon mari…
— Oui, oui, merci, dit l’homme.
Il était comme stupide. La voiture avait dérapé avant de basculer dans le fossé. Un, deux, trois, quatre tonneaux. Sous le choc, il avait pris un coup au front et perdu connaissance. Réveillé par la pluie, il avait dû ramper jusqu’au taillis et attendre de l’aide.
— Bon. Faut vous reposer, dit Mme Maheux.
Puis elle apostropha Maheux :
— C’est bon, je m’en occupe. Prends le vélo, la pluie s’est arrêtée !
— J’y vais, grogna Maheux.
Juché sur son vélo, il prit une route de campagne songeant qu’il ne dormirait pas cette nuit. Il couvrit d’une traite les deux-trois kilomètres avant de parvenir à la gendarmerie. Quand il y arriva, le brigadier Lucas éteignait les lumières ; il reconnut l’ombre massive de Maheux.
— Oh, là, c’est toi, Maheux ? dit-il en rallumant.
— Encore un accident, lui dit Maheux.
— Où ça ?
— Dans le tournant, en bas de la côte.
— Encore !
Dans l’estafette le brigadier aida Maheux à charger son vélo.
– Allons-y, dit Lucas.
Il démarra. La route se révéla dans la lumière des phares. C’était la bruine maintenant.
— Sale temps, nota Lucas.
Maheux hocha la tête. Devant, on ne voyait plus rien. Même la route n’existait plus.
— J’y vois que de la merde ! Mais où sommes-nous ? grogna Lucas.
Maheux se prit à ricaner.
— Où veux-tu qu’on soit ?
Lucas, alarmé par le rictus de Maheux, voulut freiner. L’estafette s’emballa.
— J’ai plus de freins, hurla-t-il.
— Je le savais, cria Maheux quand l’estafette enquilla le pylône.
Lucas fut tué net. Maheux, indemne, monta jusqu’à la route en chancelant. Il regardait la route inondée par la pluie et les champs et la nuit. Et il songeait aux morts qu’il n’avait pu sauver.
Tres prenante cette histoire , un tournant bien énigmatique
elle captive totalement.
Pas très gai !
un tournant…
Drôle d’histoire au réveil. On la commence et on ne peut pas s’arrêter !
Yves a beaucoup de talent…
Quelle histoire !
Et que d’accidents, … c’est quoi, tout ça ?
Je ne comprends pas trop.
Maheux est poissard ???
Bonne fin de semaine … grise.
Et bon début de mois !
à relire …
Pour répondre à Dom (que je salue pour sa fidèle présence) j’avais pensé intituler cette nouvelle fantastique : Le passeur, au lieu du Tournant… Le passeur d’âmes, bien sûr… Il semblerait que Maheux ne soit que l’instrument du Destin…Mais à vrai dire, je n’en sais rien. A chaque lecteur d’apporter sa compréhension de l’histoire !
le pire c’ est quand il commence à pleuvoir, et que la route est encore grasse !
Mais ne plus avoir de frein tout en étant gendarme, c’ est aggraver son cas !
Bonne journée Bernie
Soyons prudent…