«L’épidémie » une micro-fiction signée Yves Carchon, qui vient également de publier "Le sanctuaire des destins oubliés" aux éditions Cairn.
L’épidémie
Quand Krogol arriva aux abords du village, le vent était presque tombé. Le ciel était tout gris, comme frappé de stupeur. Pas un cri ne montait de cette immensité déserte. Seul un sifflement triste et doucereux : celui du vent. Sans lui, Krogol eut poursuivi sa route. Mais la pluie menaçait. Ayant entraperçu un ramassis de toits de chaume dans le lointain, il raffermit son pas. Avec un peu de chance, il trouverait un abri pour la nuit. Un gîte où il pourrait dormir. A cette pensée réconfortante, il coupa par les bois.
Quand il entra dans le village, une puanteur infecte le saisit à la gorge. Les premiers morts qu’il rencontra barraient le seuil des maisons. Femmes, hommes, enfants, vieillards encombraient les trottoirs et s’entassaient comme des suppliciés abandonnés à la vermine. Leurs corps étaient figés dans d’horribles postures ; leurs yeux encore ouverts semblaient scruter le ciel ; leurs visages n’étaient plus que des masques grotesques mangés par les corbeaux.
Des charrettes obstruaient les rues, emplies de bras, de troncs, de jambes, de têtes enchevêtrées ; même les officiants, pris par le temps, avaient été fauchés et n’avaient eu le temps d’achever leur besogne.
La peste ! Cela faisait bien trois hivers qu’elle décimait bourgs et villages. Oui, trois hivers, pensa Krogol. Et à chaque fois, les gens mouraient comme à l’envi. Chaque hiver se soldait par une même hécatombe ; et à chaque fois Krogol arrivait en retard. La peste avait frappé sans qu’il soit inquiété. Pourtant il s’était bien juré de rencontrer
Souvent il y avait pensé et il L’avait imaginée vêtue comme une vieille femme, postée juste à l’entrée d’un bourg, à faire l’aumône comme une simple mortelle. Et cette mendiante lui intimait de lui donner une pièce. Ce n’était là que fantasmagorie, doux rêve de voyageur. Krogol avait fini par croire qu’Elle l’avait condamné à l’immortalité. Il n’en poursuivait pas moins son périple, certain de La croiser un jour sur son chemin. Maligne ou pas, Elle ne pouvait pas l’épargner comme lui ne pouvait pas y échapper. Un jour ou l’autre, l’un l’autre finirait bien par se rejoindre.
Tout en songeant à tout cela, il enjambait des morts. L’odeur était plus suffocante encore qu’à l’entrée du village. Dans un coin de la place, un gibet vainement balançait sa corde. Il arpenta une rue, une autre en quête de survivants, entra dans une maison dont la porte branlait. A l’intérieur, il y avait des morts partout : assis, couchés dans des poses grotesques, surpris parfois dans un travail domestique. Une odeur de charogne régnait dans la masure. Krogol jeta un œil rapide, sortit de la bicoque pour entrer dans une autre. Des morts, encore des morts.
A croire qu’il n’était là que pour en recenser le nombre ! Une telle corvée ne le répugnait pas. Il avait pris coutume de côtoyer
L’orage qui menaçait finit par éclater. Krogol dut s’abriter sous un auvent.
Un cri comme étouffé sortit d’une maison, puis des sanglots feutrés qu’il reconnut comme étant ceux d’un jeune enfant. Il traversa la rue, poussa la porte de la maison, entra dans la pénombre. Un bébé était là, couché dans un berceau, criant famine. Krogol tout emprunté sourit au nourrisson. « N’aie pas peur, » lui dit-il. Il le prit dans ses bras, tenta de le bercer mais l’enfant gigotait. Krogol comprit qu’il avait faim mais ne savait que faire. Lui fallait-il partir en quête de nourriture ? Mais s’il devait laisser l’enfant tout seul, comment réagirait
Krogol avait trop peur qu’Elle lui ravît l’enfant. « Allons, allons » disait Krogol en le serrant sur sa poitrine et en cherchant des yeux un bout de pain. Mais de pain point. Krogol fouilla dans un placard, ouvrit une huche ; rien à se mettre sous la dent. Et pour l’enfant, pas un cruchon de lait. Il passa une porte en murmurant : « Allons, allons ! »
A cet instant, il tomba sur une ombre dont il perçut le souffle. Un corps vivant, se dit Krogol. Il recula d’un pas, surpris. Une femme était debout dans le fond de la chambre et regardait Krogol avec stupeur. Elle était jeune, tendue et sur la défensive.
— Va-t’en, lui cria-t-elle.
Krogol manqua lâcher l’enfant. Il avança d’un pas pour mieux la voir, mais la pénombre mangeait toute une partie de son visage.
— Va-t’en, cria la femme. N’en as-tu pas assez ? Tue-moi, si tu le veux, mais lâche mon enfant !
Krogol comprit soudain son désarroi : la jeune femme voyait
— Va-t’en, menaça-t-elle.
— Attendez, dit Krogol.
Elle ne l’écoutait pas. Elle avait empoigné un balai et lui battait les flancs. « Ah, criait-elle, tu voulais l’emporter ! Maudite sois-tu et que la peste te foudroie ! »
— Holà, se débattait Krogol.
Il dut subir une volée de coups avant que de pouvoir saisir le manche du balai. Il ceintura la femme en lui disant qui il était. La jeune femme se radoucit avant de fondre en larmes. Krogol lui ouvrit les bras et caressa sa joue. « Allons », dit-il. L’enfant ne pleurait plus, mais il gardait les yeux ouverts ; il regardait Krogol avec effarement. « Venez, lui dit enfin la mère. Vous devez avoir faim. » « Ma foi, » sourit Krogol.
Quand il fut bien repu de soupe chaude et de lard cuit, la jeune femme se fit câline et lui offrit sa couche. « Non, dit Krogol. Je vais dormir ici. » « J’ai peur », lui dit la femme. « Je serais là, si vous avez besoin de moi. » Quand elle se dévêtit, il détourna les yeux. Elle se coucha. Puis il comprit que le sommeil l’avait gagnée.
Il s’endormit lui-même, fut éveillé bientôt par des morsures de lèvres qui se tordaient d’amour contre son torse. « Oh, viens » le suppliait une voix. Des doigts couraient sur ses bras et son ventre. Un corps de femme pesait sur lui. « Oh, viens ! » susurrait-on à son oreille. Il crut sentir un souffle chaud courir sur son front et ses joues. Ouvrant les yeux, il pensa voir sa jeune hôtesse saisie par le désir.
Mais ce n’était pas elle. Plus qu’un corps amoureux, c’était une présence qui le cernait. Il sentait d’invisibles mains attoucher son visage ; une délicieuse étreinte l’enveloppa. Ce corps qui l’assaillait n’avait rien de charnel. Cent fois il dut s’abandonner aux mains de cette amante, cent fois il dut sombrer dans des étreintes abyssales, cent fois il lui sembla mourir pour mieux renaître. Ce fut une nuit échevelée, brûlante qui le laissa presque sans vie.
Le lendemain, dès l’aube, le corps fourbu comme s’il avait couvert plus de mille lieues, il dut reprendre la route. Il laissait derrière lui
Une nouvelle signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »
Excellent récit , il y a de quoi trembler en le lisant .
C’est un récit que j’ai beaucoup aimé.
Très beau récit dans sa construction et il m’a fait peur lol ! Bravo à l’écrivain
Merci pour Yves
c’est sur qu’avec les événements actuels, le récit fait froid dans le dos…
Bon Vendredi
Pat
C’est exactement cela
un texte de circonstance, on dit que le froid tue les microbes, comme on voit, ce n’est pas toujours le cas
Bonne journée Bernie
Oui…