Ivresses – une nouvelle signée Virginie Vanos

« Les fées nous endorment, nous ouvrent les portes de leur royaume, qui se referment sur nous sans qu'elles aient pris la précaution de nous en remettre la clé. » (Jean Tétreau)

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© Virginie Vanos

Ivresses

Juliette n’avait pas 34 ans et déjà, elle était mille fois blasée de toutes les ivresses du monde. Elle s’était nourrie sans appétit, avait passé des journées à boire sans s’enivrer, des soirées à faire l’amour sans nul plaisir et de lourdes nuits à dormir sans rêver.

Elle était revenue de tout et de tous. Rien ni personne ne lui procurait le moindre frisson. L’extase n’était plus en elle. L’enthousiasme, elle n’en parlait que très vaguement et à l’imparfait. Elle avait ainsi troqué le rire contre un vague sourire ironique et les larmes contre de ternes crises d’angoisse qu’elle vivait en solitaire. Les espérances n’avaient plus le moindre droit de cité dans son âme éteinte. Seul un certain entêtement teinté de fatalisme autant que de détermination la maintenait tant bien que mal en vie.

Les autres êtres humains lui semblaient sans saveur, à un point tel que l’on aurait pu la qualifier de misanthrope. C’était en partie erroné. Les expériences qu’elle avait acquises au fil des ans l’avaient vieillie prématurément mais ce n’était guère le monde qui l’entourait qu’elle méprisait. Elle avait toujours vécu sans légèreté et avait survécu à trop de tourments. Ainsi, les jours et les années filaient mollement sans surprise et sans joie. Seules ses capacités d’anticipation et sa prompte réactivité l’empêchaient de sombrer dans la plus glaciale des dépressions.

Bien qu’assez jolie, elle ne pouvait soutenir son propre regard dans le miroir. Si sa vie était terne, l’image qu’elle avait d’elle-même l’était plus encore. Elle ne s’en offusquait guère. Ne pas s’aimer était devenu une partie intrinsèque de sa nature profonde. 

Juliette était déjà une femme âgée, elle le savait et l’acceptait sans gêne ni fierté.

Seuls ses longs cheveux ondulés couleur terre de Sienne trouvaient quelque grâce à ses yeux. Elle n’ignorait pas que son aura de Vénus de la Renaissance italienne ne laissait personne indifférent. Mais les compliments la laissaient de marbre. Puisqu’elle n’aimait ni son être, ni la vie qu’elle menait, elle considérait ceux qu’elle séduisait comme de vils flagorneurs. Elle exécrait d’autant plus leurs flatteries qu’elle tenait immanquablement pour d’énormes fautes de goût.

Comme pour toute chose neuve advenue dans son existence, ce fut par hasard, presque par accident, qu’elle se retrouva en mai 2015 sur une goélette amarrée au port de Bodrum, sur la côte Egée de la Turquie. Était-ce une amie qui la poussa à entreprendre ce périple marin ? Ou bien avait-elle décidé de faire ce voyage par simple désenchantement, dans le but inavoué de casser une routine ? Mais quelles qu’en fussent les raisons, elle avait à peine posé son bagage dans sa cabine qu’elle jugea la croisière comme sans grand intérêt. Bien sûr, le soleil brillait de mille feux, bien entendu, la mer était d’un bleu à faire pâlir d’envie le plus beau des saphirs. Mais quelle importance ? Elle était seule, au milieu d’une demi-douzaine de couples d’entre deux âges et d’un équipage réduit au strict minimum. Heureusement qu’elle avait emporté quelques livres.

Elle décida de passer la semaine entière à lire sur le pont avant, sans adresser le moindre mot à personne. Si elle devait s‘ennuyer, ce serait au moins en compagnie de Françoise Sagan, Elizabeth Gilbert et Kenizé Mourad. Enfin, son teint un peu pâle ne manquerait pas d’être ravivé par un hâle lumineux.

Le deuxième jour, Cihan, le capitaine de la goélette décida de couper les moteurs et de laisser l’embarcation voguer par la seule force du vent dans la grande voile.

Passé le premier moment de surprise, Juliette prit conscience que ce tangage inattendu était fort agréable. Elle avait le pied marin et, lâchant son livre, elle se rendit d’un pas ferme vers la proue du bateau. Cheveux au vent, cigarette aux lèvres, elle goûtait aux embruns qui glissaient sur sa peau et humectaient peu à peu son bikini vert foncé. Pour la première fois depuis des années, son petit sourire vaguement narquois se fit d’abord tendre, puis gracieux et enfin, sans raison apparente, elle éclata d’un grand rire sonore. Peu lui importait la réaction des autres passagers puisqu’elle se croyait seule sur le pont avant.

L’ivresse de l’air iodé la grisa peu à peu. Le souffle émanant de la mer se mêlait au goudron et à la nicotine des cigarettes qu’elle grillait à la chaîne. Elle resta ainsi de longues heures, à la fois immobile et joyeuse, ballotée au gré des courants. Quand le frêle esquif cessa sa course afin d’accoster pour la fin de la journée, Juliette attendit fébrilement que l’ancre fut descendue pour plonger d’un coup dans la mer. Bien que l’eau fût fort fraîche à cette époque de l’année, le choc thermique ne la surprit qu’à moitié. Et loin de trouver cela désagréable, elle en tira un surprenant plaisir des sens. Elle nagea, fit de nombreuses culbutes, plongea en apnée pendant près de deux heures. Et quand elle remonta sur le pont, sa chair était transie de froid, mais son esprit tout entier était à la fois vivifié et rasséréné.

Elle ne prit guère le temps de s’essuyer et laissa sécher les gouttelettes de la mer Egée à la chaleur naturelle de l’astre solaire déclinant.

La nature profonde de Juliette la poussait à vivre comme si personne n’existait, comme si nul ne pouvait la voir et encore moins la regarder avec une délicate attention. Elle avait joué les figures de proue et les sirènes enjouées sans prendre garde aux regards qu’on pouvait lui lancer. La plupart d’entre eux étaient bienveillants, voire souriants. Qui donc se serait attendu à voir cette jeune femme si austère s’ébattre dans l’eau telle un dauphin en liberté ? Sa silhouette longiligne avait été unanimement vue comme un bien joli symbole d’élégance et de liberté alors qu’elle s’étirait sur le pont avant.

Hélas, son égocentrisme et son manque cruel de sociabilité l’empêchaient de profiter des yeux bienveillants qui s’étaient émerveillés devant sa grâce déployée avec tant de candeur naturelle.

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© Virginie Vanos

L’un des passagers la complimenta timidement sur ses talents de nageuse. Elle ne put répondre que par un murmure. Son  merci  bredouillant eut tout au moins le mérite de la faire passer pour plus pudique et plus timide qu’elle ne l’était réellement.

Au même instant, un peu à l’écart, le capitaine la fixait avec insistance. Son regard coutumier était celui du faucon. Mais sur Juliette, les grands yeux mordorés de Cihan étaient ceux de la tendre colombe.

Le lendemain matin, dans son exiguë cabine, Juliette se réveilla courbaturée comme elle ne l’avait été que rarement. Ses exploits nautiques de la veille ne faisant guère partie de ses habitudes, l’entièreté de son corps était ankylosée. Ce n’était pas un vrai problème en soi. Elle ne craignait qu’une seule chose, ne pas être capable de revivre les intenses moments d’ivresse qu’elle avait connus lors de l’après-midi de la veille. Elle s’habilla en quatrième vitesse et se précipita à la cuisine où elle mendia un café bien serré au cuisinier. Elle n’en fit qu’une gorgée et réclama encore deux autres tasses. Profitant de sa solitude relative, elle alla sur le pont inférieur et fit quelques mouvements de gymnastique à l’abri de tout regard indiscret. Visiblement, mis à part l’homme des cuisines, personne n’était encore sorti des bras de Morphée.

Néanmoins, une grosse demi-heure après, les autres passagers étaient présents. Quand on servit le petit-déjeuner, Juliette ne put s’empêcher d’esquisser une légère grimace de douleur en s’asseyant sur la bancale chaise de bois. Elle mangea peu et rapidement, comme à l’accoutumée, puis alla s’étendre sur l’un des matelas du pont supérieur. Elle ferma les yeux en attendant que le bateau reprenne sa course. Le soleil s’était levé sans hâte mais, quand il eut atteint le zénith, le corps courbaturé de Juliette s’était réchauffé et avait retrouvé sa mobilité initiale.

En ce troisième jour, elle pourrait s’ébattre dans l’eau tout comme la veille et comptait bien réitérer l’expérience de l’ivresse des eaux turquoise tout au long des jours à venir.

Il est rare qu’un être vieux avant l’âge retrouve le goût des plaisirs innocents dans l’ébriété des embruns, de l’eau des criques et des calmes vents marins. Bien souvent, sans crier gare, ces ivresses ingénues ne sont qu’un passage, une porte qui s’ouvre d’elle-même, presque par hasard ou par accident.

Dès que ses courbatures furent dissipées, Juliette recommença à s’enivrer d’iode quand la goélette fendait les flots. L’ancre sitôt jetée, elle se grisait d’eau de mer dans laquelle elle s’immergeait tout entière. Cet après-midi-là, elle nagea à se faire tourner la tête, jusqu’à en perdre l’équilibre. Une fois remontée à bord, elle marchait clairement de guingois.

Cela n’échappa guère à la vigilance de Cihan. Gentiment, il lui tendit son bras et la conduisit au petit salon jouxtant les cabines. Il lui offrit un soda très sucré qu’elle s’empressa de boire. Il vit aussi qu’elle ne cessait de se frotter vigoureusement les épaules. Visiblement, elle avait largement dépassé ses limites physiques en faisant travailler à outrance ses deltoïdes et ses triceps. Il lui fit gentiment la leçon, lui enjoignant de ne plus commettre la même erreur lors de ses prochaines plongées. Elle lui répondit qu’elle n’avait jamais connu un tel enivrement qu’aucun alcool ne lui avait procuré une telle euphorie. Son plaisir était insensé. Cihan pensa qu’elle devait être un peu folle pour évoquer ses prouesses démesurées en termes d’ « Ultime Ivresse ». Néanmoins, il en conclut qu’elle devait être bien seule et que sa vie devait être bien morose pour qu’elle se livre à de tels excès. Sa beauté et sa candeur avaient entrepris de le conquérir. Mais son charme révélé, certes quelque peu excentrique, le fit chavirer définitivement.

Voyant qu’elle grelottait encore un peu, il lui mit son propre sweater sur les épaules, la prit doucement dans ses bras et déposa le plus délicat des baisers sur ses fines lèvres quelque peu gercées.

L’enivrement de Juliette fut dès cet instant total et absolu. Ses journées étaient consacrées à des nages de plus en plus vigoureuses. Elle passait aussi de longs moments à somnoler, alanguie au soleil. Ses nuits étaient désormais vouées tout entières à Cihan. Leurs pudeurs respectives remplissaient chacun de leurs gestes d’une tendresse effarante. Leurs caresses et leurs baisers étaient ceux d’adolescents aussi amoureux qu’inexpérimentés. Loin d’en concevoir de la gêne, Juliette et Cihan s’électrisaient mutuellement de leurs maladresses respectives. Chaque matin, l’un comme l’autre était abasourdi de fatigue, ce qui ne les empêchait guère de vaquer à leurs occupations diurnes.

Juliette riait de plus en plus souvent et s’était ouverte au contact des autres passagers. La jeune solitaire s’était métamorphosée subitement un joyeux boute-en-train et avait littéralement estomaqué l’ensemble des passagers en apprenant leurs prénoms respectifs en moins de quatre minutes. Elle jonglait tout aussi heureusement avec les quatre langues pratiquées sur la goélette : le français, le turc, l’anglais et l’allemand. Tout aussi rapidement, elle sympathisa avec une sexagénaire australienne dont l’amitié comblait chaque seconde passée hors des bras de Cihan.

Car, dès leur première nuit, leur romance que l’on aurait pu prendre pour une vulgaire aventure, mue par les plus bas instincts, était devenue un véritable conte de fée, pour l’un comme pour l’autre. Juliette rassasiait le manque de tendresse et de reconnaissance qu’éprouvait le vieux loup de mer tandis qu’il pondérait ses excès. Il lui offrait à chaque instant une kyrielle de petites attentions dans l’unique but de la rendre heureuse. A chacune de ses remontées de la mer, elle avait droit à une fleur, un massage, une sucrerie. Ces petits présents l’enchantaient bien plus que tous les joyaux du monde.

Juliette croyait à tout moment que si la joie apportait l’ivresse, le bonheur rendait les êtres passionnément éméchés.

Les amants passèrent les derniers jours de la croisière dans la joie et l’allégresse. Juliette ignorait ce qui la ravissait le plus, la griserie de la mer ou l’étourdissement éprouvé dans les bras de Cihan. Elle finit par conclure qu’il s’agissait sans doute du merveilleux cocktail des deux.

Cihan était arrivé à la même conclusion mais ne cessait de penser à ce temps précieux s’évaporant inéluctablement comme une triste peau de chagrin.

Le dernier jour, après la dernière virée aquatique de Juliette, il se risqua à lui demander ce qu’elle envisageait comme avenir pour eux deux. Il crut hurler de chagrin quand elle détourna le regard, les yeux embués de larmes.

Devant son visage déconfit, elle n’osa pas lui dire qu’ils avaient vécu une semaine au Paradis, en dehors du réel. Les plus belles romances ne survivaient guère au temps véritable et cette sublime ivresse ne pouvait durer éternellement.

Le jour ne se lèverait que dans quelques heures. A l’aurore, Cihan savait que Juliette serait dans un avion et qu’elle lui serait enlevée à jamais. Il avait passé la nuit à la regarder dormir. Dieu qu’elle avait changé en si peu de jours ! Son cœur se serrait en songeant que chaque seconde les conduisait vers la fin de leur histoire.

Elle n’avait pas voulu lui donner ses coordonnées, ni même lui dire son nom de famille. Il s’était aventuré à lui demander pourquoi. Elle lui avait répondu que cette semaine était telle une île dorée où ils étaient seuls au monde avec la mer comme unique but et seul destin. Il fallait hélas se rendre à la raison : la magie serait définitivement rompue à l’instant-même où elle quitterait du bateau. Leur ultime consolation était ces précieux instants de pur enchantement. Ces jours idylliques n’appartenaient qu’à eux et ils les garderaient au creux de leurs souvenirs jusqu’à la fin de leur vie.

L’un comme l’autre reconnaissaient qu’ils avaient vécu une histoire d’amour totalement exceptionnelle. Cette beauté enivrante ne pourrait perdurer au-delà de cette semaine éphémère.

Quand Juliette s’éveilla, les yeux de Cihan étaient autant rougis par les larmes que par la fatigue. Il lui alluma sa première cigarette du matin et, alors que la nicotine la ramenait au monde des éveillés, il alla lui chercher un café. Elle le but lentement, sans prononcer le moindre mot. Son regard redevenait morne, tel le jour de son arrivée. Cihan n’osait guère lui parler.

Néanmoins, elle lui adressa un sourire timide, tout aussi gênée que lui. Elle lui murmura que cette semaine resterait gravée en elle à jamais. Leurs vies allaient reprendre leur cours normal, séparé l’un de l’autre.

En son cœur demeureraient à jamais le vent, la mer, l’ivresse, l’amour… et la liberté.

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© Virginie Vanos

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Bernie
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8 commentaires

  1. Michel Fugain nous l’avait déjà chanté : c’est un beau roman, c’est une belle histoire… mais ce n’est pas le genre de lecture qui me passionne. Par contre, je suis entièrement d’accord que plonger dans la mer peut être salvateur.

  2. Une femme blasée qui a vécu des moments extraordinaires, mais la peur de rompre le charme fut la plus forte !
    Bonne journée Bernie

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