« Une mort heureuse », une micro-fiction signée Yves Carchon, qui vient également de publier "Le sanctuaire des destins oubliés" aux éditions Cairn.
II y avait bien, pendue à une potence étique, juste au—dessus de lui, une enseigne rouillée qu'un petit vent ténu faisait bruire doucement, cette odeur de charogne qui lui poignait le coeur, ces mouches qui voletaient à hauteur de son nez, le ciel presque béant qu'il ne pouvait que voir, l'écho d'un bruit feutré (un moteur éloigné), des mouches, encore des mouches et l'enseigne qui ballait...
Il y avait bien encore quelques signes de vie au sein de cette décharge mais il avait cessé d'y prêter attention. Il se fondait déjà à la putréfaction, à ces objets épars jetés comme au hasard, dont plus personne ne voulait : frigos, chaises crevées, tables bancales, téléviseurs en pièces, pneus lacérés, tubes de néon, bouteilles de bière, carcasses de voitures, matelas défoncés, ordures et maints déchets, sacs en plastique, boîtes de conserve, caissons emplis de magazines, journaux que le vent seul froissait et qui couraient par la décharge.
Lui-même était objet, rebut au grand jamais. Il entendait tout près de lui un froissement de sacs qui ne semblait jamais finir — un rat peut-être qui trouvait son bonheur, à moins que ce ne fût le vent.
La nuit durant, des rats avaient trotté sur lui en toute impunité. Il n'avait pas cherché à les chasser ni même à les tuer. Ce froissement de sac, juste à côté de lui, n'était rien à côté de ce bruit trop feutré qu'il ne parvenait pas à distinguer. Un ronron de moteur qui s'essoufflait à avancer. « Peut-être devrais-je ouvrir grand les oreilles, » se dit-il calmement en guettant le bourdonnement du moteur.
La bruine du matin était tombée sur lui. Il frissonna, puis il sentit ses os rongés de froid. Un papier gras repoussé par le vent vint lui coiffer la tête. Il ne songea même pas à s'en défaire. « A quoi bon » pensa-t-il. L’étrange était bien là, c'est qu'il sentait venir sa mort sans éprouver la moindre crainte. Ni angoisse, ni peur, ni regrets, ni remords.
Aucun gémissement. Nulle plainte, nulle larme. Une mort préméditée, voulue et acceptée qu'il humait presque avec ivresse. Une mort sans oripeaux et sans gloriole, une mort d'homme libre.
« Elle pourrait être si paisible, se dit-il à mi-voix. Pourquoi faut-il qu'elle soit bruyante ? » Les rats, car c'étaient bien des rats, faisaient tapage autour de lui. Les mouches vrombissaient. Un soleil sale tombait du ciel. Le vent plaquait aveuglément tous les journaux de la décharge. Puis la suffocation poussive d'une pelle mécanique émergea peu à peu du coma du silence.
Il préféra l'imaginer plutôt que de la voir. Il l'entendit râler, forcer le monticule. En pensée il put facilement deviner ses larges dents d'acier lentement soulever des tombereaux d'ordures...
Une fois, deux fois, trois fois. Tout croula, s'affaissa. Tout retomba en des éboulements si mous qu'il pensa que sa mort serait des plus heureuses. Il entendit un cri, un ordre, le dernier — qui couvrit ce fracas, puis il sentit la terre bouger sous lui. Il fut roulé et ballotté, écrasé, étouffé. Le ciel tangua devant ses yeux : si gris, si pâle, si plein d'indifférence. Il sut au grand jamais que tout était fini pour lui.
Une nouvelle signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »