En cette période d'avant-fêtes, Yves Carchon nous offre une série de contes merveilleux. Cette semaine « L’homme aux figurines ». L'ombre s'engouffra dans la mansarde. Sur une vaste table, éclairée par un rayon de lune, nombre figurines observaient le visiteur…
Au début du siècle vivait un curieux bonhomme rue Tête d'Or. Il était de son état rempailleur de chaises. En fait, peu de gens venaient le voir pour son prétendu commerce car cet homme avait un don : il pouvait venger femmes et hommes qu’on avait trompés. Grâce à une petite aiguille, il donnait la mort au déclaré coupable en trouant de part en part une figurine de cire.
Cette nuit-là — c’'était par une nuit glacée et terriblement venteuse, l'Homme aux figurines était déjà couché quand on vint cogner à sa porte. Un homme, vêtu d'une cape noire, désirait entrer.
— Qui es-tu et que viens-tu faire, demanda le bonhomme.
— Je suis, lui répondit l'autre, l'ombre d'un amant. J'ai, vois-tu, toujours été fidèle à mon amie mais par ton aiguille, j'ai cessé de vivre ! Me voilà errant ! Je ne cherche pas à me venger mais à vivre ! C'est à toi de réparer cette injustice puisque tu en es le seul responsable ! Redonne-moi la vie et nous serons quittes !
— Entre, dit le bonhomme. Je ne peux rien te promettre, mais si ton histoire est vraie, tu seras vengé !
L'ombre s'engouffra dans la mansarde. Sur une vaste table, éclairée par un rayon de lune, nombre figurines observaient le visiteur. Elles formaient cortège étrange, figées dans leurs poses mortes et souvent grotesques. L'ombre seule d'un bougeoir, posé sur la table, semblait encore vivre.
— Ce sont là sur cette table, dit le bonhomme, autant d'alibis qui prouvent ma bonne foi. Aucune n'est venue se plaindre comme toi ! Mais l'erreur peut être surhumaine ! Regarde attentivement ces figurines et dis-moi où est la tienne !
— Peux-tu éclairer ? demanda l'ombre.
— Surtout pas ! dit l'autre, elles s’éveilleraient ! La chaleur de la bougie les ferait fondre et certaines reprendraient vie !
— Peut-être, mais je n'y vois rien, dit1'ombre.
— Du calme ! A quoi bon s'impatienter, fit le bonhomme.
— C'est que j'ai perdu du temps, lui cria l'ombre. Ma jeunesse par toi a été fauchée et tu me demandes de patienter !
— Quelle rage à vouloir revivre ! dit le bonhomme.
Dans un geste brusque, l'ombre se saisit du bougeoir. Et sans plus attendre, elle en alluma la mèche.
— Lâche ce bougeoir ! intima l'homme.
Mais l'ombre ne 1'écoutait pas. Elle posa la flamme sur la table. Déjà, quelques figurines fondaient, épandant leur cire gluante sous l'œil horrifié du rempailleur.
— Arrête ! criait le bonhomme. Eteins ce bougeoir !
L'ombre allait d'une figurine à l'autre, cherchant désespérément la sienne. La cire des figures coulait, enflant, grossissant, prenant peu à peu la forme d'un visage.
Le bonhomme voulut lui prendre le bougeoir des mains mais il trébucha et tomba au sol.
— Eteins donc cette foutue flamme, cria-t-il en agrippant ses doigts fébriles à la cape noire.
Mais l'ombre recherchait toujours son ego de cire.
Enfin, un visage monstrueux se dressa devant ses yeux. C'était le visage du bonhomme !
— Non, hurla le visiteur en frappant à toutes volées le visage de cire du bonhomme.
La bougie, frôlant la table, s'éteignit. L'ombre jetée au sol revêtit la forme d'un jeune amant qui se demanda ce qu'il faisait dans cette mansarde. « Que fais-je donc ici ? N'avais-je pas un rendez-vous ? » se dit-il, éberlué.
Et il se précipita dehors. Sur la table, il ne restait plus qu'une masse informe de cire molle. Un filet cireux avait coulé au sol, formant un amas aussi informe. C'était l'Homme aux figurines qui avait fondu sur place.
Un conte signé Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons" et de « Le Dali noir »