Covid-19 : Le Feuilleton | Épisode 20

Déconfinement jour 89… « Journal en temps de coronavirus: Le Feuilleton », un feuilleton fiction, écrit par Yves Carchon, autour du coronavirus. A suivre tous les vendredis pendant la période de pandémie.

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Journal en temps de coronavirus

Chapitre 7 : Les Terres Hautes

Ni Jim, ni même Don O’Hara n’auraient pu raconter mieux que le Doc comment était né le village de Patville. Au début, bien avant que n’arrivent les Blancs, les Indiens y avaient longuement vécu, période à plusieurs siècles. Quand leurs descendants en parlaient, — des gars comme le Doc qui en connaissaient long sur la question, ils évoquaient les ancêtres-d’ancêtres-d’ancêtres.

C’est dire ! Ça remontait probablement à la plus reculée nuit des Temps. Et le lieu même où ils avaient posé le camp était longtemps resté dans les mémoires sous le vocable village indien. Même encore aujourd’hui, certaines familles des Terres Hautes parlaient de Patville comme du village indien.

Village qui n’avait pas été construit en dur, pas même en bois, encore moins en pierre et pisé, ça non. Plutôt, comme qui dirait, un regroupement de tipis au bord de la rivière. Rivière qui, à l’époque, était plus haute, les propriétaires des Terres Hautes l’ayant plus tard captée et détournée pour leur seul profit.

Quand les Indiens avaient été chassés, les journaliers et autres esclaves marnant à la solde des colons s’y étaient installés, logeant dans des cabanes faites en rondins où le plupart du temps ils s’écroulaient, la nuit venue, harassés de fatigue, pour s’endormir comme des souches. Certains ne dormaient pas, brisés par les brimades, le dos tout lacéré par les lanières des fouets ou les côtes tuméfiées par les crosses de fusils. Le reste de la journée ne leur appartenaient pas. Chaque jour de la semaine, dès le lever du jour, ils se levaient et roulaient leur rocher, interminablement.

Plus tard, Patville avait pris lentement l’aspect d’un campement où hommes et femmes, payés trois francs six sous pour s’épuiser aux champs, avaient fait souche. Le Doc parlait de ces Indiens revenus travailler sous les ordres des Blancs et qui s’étaient mêlés à eux. Des Cherokees, pour la plupart, disséminés après les guerres indiennes, et qui s’étaient trouvés comme acculés aux portes du désert. Eux aussi avaient pris racine et partagé le pain avec des Blanches. Le Doc se souvenait de femmes noires, qui, ayant fui les comtés limitrophes où régnait l’esclavage, étaient venus grossir leur rang.

Sur l’esclavage, le Doc était intarissable avec plein d’anecdotes dans sa musette de conteur, mais il s’était montré formel sur ce point : il existait partout en fait, l’esclavage. Noirs, Blancs, Indiens le subissaient également. Les pauvres, au fond, c’étaient eux les esclaves, ceux qui n’avaient ni toit, ni rien. Tous ceux qui cultivaient la terre des autres, pour sûr.

Le Doc avait parlé très longuement de son grand-père, quand quatre-vingt-dix ans plus tôt il avait échoué à Patville. Et comment il avait rencontré une Blanche, et comment, vrai, ils avaient copulé tous les deux avant que lui n’arrive au monde. Tout ça, le Doc, il l’avait raconté, dans le menu détail, en parfait médecin. En l’écoutant, Jim et moi en étions restés sidérés. On savait bien pour les cochons et les chevaux, leur naissance et tout ça, mais les humains, ça non ! Il nous l’avait coupé, la chique, le Doc, en formulant précisément à quoi diable ressemblait une naissance humaine. Un vrai carnage, j’avais pensé. Jim s’était bien juré de ne jamais faire souche : « Oh, Dieu du Ciel, ça non ! Jamais, au grand jamais ! ».

Tout ça pour dire qu’autant le Doc était inépuisable sur l’histoire de Patville, autant sur celle des Terres Hautes il était moins bavard. Précautionneux, je dirais même. Par chance Mr O’Hara, lui, en connaissait un authentique rayon sur l’implantation des familles des Terres Hautes, devenues importantes quand on les évoquait, puisqu’on parlait alors de grandes familles. Cette expression, les grandes familles, faisait se bidonner mon copain Jim qui m’avait dit, hilare : « C’est vrai que nous, elles sont pas grandes, nos familles ! Elles sont même nombreuses ! »

Mais Mr O’Hara n’y trouvait pas matière à rire. Il faisait remonter l’arrivée des Anglais dans les années 1730. A l’époque, la variole avait décimé les Indiens, — de lourdes pertes humaines du côté Cherokee. Durant une courte période, les Indiens avaient acheté des armes aux Anglais pour combattre les Creeks. Alors qu’il racontait tout ça, Jim et moi on ouvrait de grands yeux. Et aussi nos oreilles. Même les Indiens entre eux ne semblaient pas en reste, se donnant de sérieuses peignées.

Mais le début de tout, c’est quand les tout premiers colons s’étaient mis à convoiter sérieux les terres indiennes. Et ces terres-là n’étaient pas de la friche, loin de là. « Les Cherokees n’étaient pas en peine ! Ils cultivaient déjà des haricots, des courges et des citrouilles, avait égrené Mr O’Hara, comme s’il avait vécu à cette époque. 

Sans parler du tabac, du maïs qui n’avaient plus aucun secret pour eux ! Pour ça, c’étaient pas des manchots !». Il avait une tache rouge aux joues quand il nous racontait tout ça, Mr O’Hara, comme s’il s’échauffait. Bref, excitée par la poussée avide des colons cherchant de nouvelles terres, l’armée anglaise avait ravagé le pays cherokee.

La paix signée, les Indiens, après avoir cédé beaucoup de territoire aux Blancs, avaient dû se débrouiller comme ils pouvaient avec le peu d’arpents qui leur restaient. « Ah, oui ! Mais c’était sans compter avec leur grand courage, » avait poursuivi Mr O’Hara. Ils étaient devenus fermiers, en l’espace de vingt ans, ayant développé de belles plantations prospères. Ça n’avait pas duré :  les colons les avaient chassés et avaient fait main basse sur leurs propriétés et leur bétail.

« C’est à ce moment-là, — donc juste après qu’on eut chassé les Cherokees, que se sont installé les pères des pères des grandes familles propriétaires des Terres Hautes qu’on connaît aujourd’hui. Les Cooper, arrivés les premiers, les Sanders. Enfin les Peterson, installés les derniers, après la Guerre de Sécession. »

Là, Mr O’Hara avait soufflé, ayant brassé des décennies d’Histoire. Sûr qu’il devait avoir grand soif. Et là, comme par miracle, sa femme s’était pointée avec trois verres de jus de pomme, tombant décidément au bon moment. C’est vrai que Jim et moi, on avait soif aussi.

James Archibald Cooper était l’un des premiers à avoir mis la main sur le plus important cheptel ayant appartenu aux Cherokees. Don O’Hara se souvenait que le père de son père avait connu ce gaillard-là, un robuste lascar, brutal et sans manières. Un homme sans foi ni loi, ayant participé à l’accaparement violent du territoire indien, et qui n’avait qu’un seul credo : la force.

Il avait fait partie de ces colons qui estimaient que cette terre conquise serait la leur pour des siècles et des siècles. « Ils n’avaient pas tout à fait tort, avait admis Don O’Hara. Un bon siècle plus tard, les Cooper, comme bien d’autres familles, restent maîtres des terres. »

bernieshoot yves carchon ecrivain auteur

Patville, un feuilleton signé Yves Carchon, écrivain, auteur de « Riquet m’a tuer« , de « Vieux démons« , de « Le Dali noir », et de son nouveau polar « Le sanctuaire des destins oubliés »

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Bernie
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16 commentaires

  1. Aux trois verres de jus de pomme je n’ai pas résisté, je me suis ruée sur un verre d’eau pétillante , avec 37 degrés à l’ombre actuellement il fait tres soif .
    La force pour s’accaparer des territoires , un credo pour beaucoup de colons.

  2. Bonjour
    Gros problème d’internet depuis Vendredi. La ligne orange a été coupé. Apres 2 interventions, le technicien vient de la rétablir. Mais comme un problème en engendre un autre, je viens d’apprendre par ma banque que mon compte vient d’être piraté et qu’il a été liquidé par 2 virements que la banque a accepté par des soit disant mail envoyé par mes soins…. Comment une banque peut elle faire des opérations sans en prévenir l’intéressé et en acceptant des opérations importantes par mail ??? J’ai RDV cet après midi à 15h. Je serai donc absent pendant un certain temps sur les blogs. Mon article sur le jardin hanbury se prolongera plus longtemps….
    Je vous souhaite un bon week end
    Pat

  3. Encore une histoire qui montre que la force et la violence l’emportent toujours sur le bon sens et l’entre aide !
    Je te souhaite une bonne fin de semaine et te dis à je ne sais pas quand car je dois aussi faire reposer mes yeux que, bizarrement, la chaleur doit fatiguer aussi !
    Et cette semaine, je suis passée tous les jours …
    Alors, je vais circuler plus en douceur pendant la canicule.
    Gros bisoux, cher bernie.

  4. très fort pour avoir fait un « feuilleton » sur ce mot qui s’appelle « covid »…j’en aurait bien été incapable…..passe un bien agréable vendredi

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